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conduit une échelle, quantité de chanvre accroché en longs écheveaux, et les draps que l’on fabrique avec ce chanvre. Ils sont étroits et courts, ingénieusement tissés de manière à former un dessin en zigzag. C’est son ouvrage et celui de ses filles, belles personnes brunes, aux dents éblouissantes. Les dents blanches sont d’ailleurs une beauté générale. L’aînée, sommairement vêtue d’une jupe courte que dépassent les broderies de la chemise et couverte de bijoux barbares, de grands anneaux de cuivre aux oreilles, a l’air d’une Juive. Nous lui demandons comment elle s’y prend pour teiller le chanvre et elle nous conduit devant un instrument très primitif, cylindre en bois creux sur lequel retombe un couteau également en bois. Elle fait le mouvement de hacher et la partie filamenteuse de la plante se dégage de la gaine, émiettée en pluie d’argent. Le chanvre est peigné ensuite à plusieurs reprises, puis filé au rouet. Cela devient la forte toile grise des draps, dont chaque fille en se mariant doit posséder une douzaine. Le peigne à peigner le chanvre est pour ainsi dire le symbole de la ménagère. On me dit que, dans beaucoup de villages, la matrone, préposée aux naissances, coupe le cordon ombilical avec un peigne quand c’est une fille, avec une hache quand c’est un garçon ; mais les vieilles coutumes tendent à s’effacer en Russie, comme ailleurs, et Théodorofka se pique de n’avoir plus affaire qu’au médecin.

La seconde maison qui reçoit notre visite est celle de Choulga, le vieux jardinier. Celui-ci est riche et les fils parlent déjà de démolir l’ancienne demeure pour en faire reconstruire une autre à grandes fenêtres et à toit de tête. Le plancher reste cependant en argile battue, comme chez tous les voisins, et je fais en moi-même la réflexion que les demeures les plus riches ne sont pas les plus propres, ce qui s’explique par l’abondance d’animaux et de fumier. Vieilles icônes de prix, très beaux coffres, armoires nombreuses. La vaste cuisine très chaude sent la crème aigre ; la cour entourée de hangars est encombrée de grain, de légumes qui sèchent au soleil, de pastèques entassées ; on dirait des montagnes de bombes devant un arsenal ; il y en a de toutes les couleurs, vertes, blanches, grises ; c’est la nourriture de tout ce pays, tant qu’elles durent. La première qu’on m’ait servie pesait vingt-deux livres.

Cinq ou six marmots braillards viennent se jeter à demi nu dans les jambes non moins nues de leur aïeule. Celle-ci est une