Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/612

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Grande-Russienne amenée par les parens de mon amie d’une de leurs terres du Nord, lorsqu’elle était toute jeune et encore serve. Elle nous raconte cela : — Oh ! bien sûr, ils ne m’ont pas prise de force. J’étais gentille, adroite, ils m’ont dit : « Viens nous servir là-bas, quitte tes parens, tes amoureux. Nous te trouverons un mari qui, à lui seul, les vaudra tous. »

Et Stéphanie, c’est son nom, a un haussement d’épaules moqueur à l’adresse de Choulga, qui est pourtant le plus beau vieillard de l’endroit, tandis que la Grande-Russienne importée est une grosse femme plus âgée que lui, au nez en pied de marmite, aux lèvres épaisses, aux petits yeux enfouis dans la graisse. Mais elle a la langue bien pendue, et c’est avec une réelle éloquence, — j’en juge par la traduction, — que se répand le chagrin incurable chez elle, après un demi-siècle, d’avoir été enlevée pour jamais aux beaux bois de son pays natal, à ses père et mère, à son premier fiancé. Les larmes jaillissent de ses yeux tandis qu’elle nous en parle. Toute une vie a passé sur ce déchirement, elle a eu quinze enfans, qu’elle a tous nourris, elle en a perdu huit, les sept qui lui restent devraient la consoler. Mais le grand événement de cette existence a été une transplantation, décidée par la volonté douce autant qu’absolue des seigneurs. Elle chérit leur souvenir cependant. Et je lui trouve quelque ressemblance avec les anciens esclaves que j’ai connus en Amérique, si dédaigneux des nègres nouveau style, lorsque, avec une inconséquence apparente, elle reprend : « Les gens de ce temps-là valaient mieux que ceux d’aujourd’hui. On était élevé près des maîtres et autrement dressé à obéir ! » Personne en effet ne se prosterne et ne baise la main avec plus de désinvolture que cette grosse Stéphanie ; elle a, sous ce rapport, sur les jeunes la supériorité qu’une dame de la cour, rompue aux révérences, possède sur de simples bourgeoises auxquelles manque l’habitude. La résistance au baisemain que lui oppose la barischna qu’elle a vue naître ne l’arrête pas. Je la soupçonne d’être intérieurement scandalisée par cette école où tout le monde apprend à lire.

Très libre d’ailleurs de manières et de langage ; il faut l’entendre se disputer avec son mari ! Tous les deux ont de l’esprit et les mots drôles volent de l’un à l’autre comme un volant sur une raquette. Choulga, n’étant qu’un Petit-Russien, inspire une médiocre estime à Stéphanie. Elle le traite volontiers de cachol, en souvenir de la crête, de la houppe de cheveux mongole