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portée autrefois en Ukraine. Choulga, de son côté, répond avec la supériorité de finesse ironique spéciale aux cachols. Du reste, étant très sourd, une partie des insolences est perdue pour ses oreilles.

Il rend justice à sa femme, une bonne travailleuse ; mais l’objet de son amour, c’est sa jeune maîtresse. Hélène a voulu qu’il eût un beau jardin à lui auprès du potager qu’il cultive avec elle, et ce jardin, Choulga s’obstine à le nommer le « jardin de ma femme, » tandis que celui de la barischna est « notre jardin. » — Jamais, dit-il avec une bonne foi touchante, le jardin de ma femme ne pourra être aussi beau que notre jardin !

Avec l’aisance d’une parfaite maîtresse de maison, Stéphanie m’accueille et me demande d’où je viens. Les mots de France, de Paris, ne lui disent absolument rien, mais elle ne s’étonne pas que je parle un langage inintelligible : — Chaque pays, dit-elle d’un air entendu, a sa langue et ses usages ; seulement je suis bien sûre que, chez nous, il y a ce que vous n’avez pas : des choux comme ceux-ci ! — Et elle allonge le bras vers un tas de choux magnifiques.

Stéphanie conserve précieusement toutes les traditions du temps du servage, dont la plus précieuse était d’aimer à boire. Le dimanche, elle partage la vodka avec ses fils, des colosses charnus qui lui ressemblent et qui ont ses goûts. Choulga fuit la maison le plus qu’il peut en ces circonstances, mais quelquefois, lui aussi, se laisse séduire. Alors on entend ce mari maté par sa femme dire et répéter dans le village : — Je suis maître de tout ici. Je veux que tous m’obéissent. Je suis le tsar ! — A cela on reconnaît qu’il est ivre.

La maison la plus moderne est celle du cocher Ewdokim. Toujours un plancher d’argile, mais le poêle occupe une pièce à part, la chambre d’été est décorée d’un miroir. Un tapis recouvre les planches où jamais coussins ni couvertures ne sont posés que pour dormir. Les fenêtres sont moins petites et percées régulièrement, ce qui, d’ordinaire, n’est pas le cas ; tout est de travers dans la plupart des constructions ; le sentiment de la ligne s’éveille chez les peuples bien après celui de la couleur.

Et là, je retrouve autour de la jeune mère, allaitant son dernier-né, de petits personnages qui déjà sont de mes amis : le fils aîné, de dix ans, qui promène les chevaux comme un homme, intrépide avec eux, même avec l’étalon qui mord ! Je le