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quelconque dans une maison discrète où il n’y a pas d’enfans curieux et importuns. Les garçons s’associent pour louer une chambre ; on s’y rassemble la nuit dans des intentions de bombance. On cause, on chante, on mange ensemble ; chacun apporte ce qu’il peut, les hommes la boisson, les filles des friandises dérobées chez leurs parens. Ceux-ci les battront peut-être pour avoir pillé le garde-manger, mais jamais pour être allées à la veillée, qui est une institution nationale adoptée par tous. La mère en a profité, la grand’mère avant elle, les enfans rêvent de vieillir pour y être initiés. La preuve, c’est qu’une fois, l’institutrice ayant imprudemment demandé aux écoliers de la petite classe, pour leur ouvrir un peu l’esprit, d’écrire ce que chacun d’eux voudrait faire quand il serait grand, tous ces bambins, sans exception, de répondre : « Aller à la veillée. » L’un d’eux, âgé de dix ans, en dit plus long ; il déclara qu’il souhaitait d’y aller en compagnie de la maîtresse d’école et s’expliqua là-dessus avec une si naïve galanterie que, tout amusée qu’elle fût, la jeune fille n’osa plus lui faire de questions. Une extrême sensualité, qui commence par la gourmandise, existe chez tous les Petits-Russiens ; l’amour et la bonne chère passent pour eux en première ligne, et la veillée réunit ces deux plaisirs. Si dangereuse qu’elle puisse nous paraître, son abolition n’a jamais figure dans le programme des réformes que se propose Hélène. Elle sait trop bien qu’elle ne l’obtiendrait pas et, après tout, il n’y a pas plus de scandales qu’ailleurs à Théodorofka, — point d’enfans naturels, point de filles séduites et abandonnées. — Sans la veillée, les mariages seraient peut-être moins fréquens. Mais ils seraient à coup sûr moins précoces ; et la précocité des mariages est un mal. Si elle a de grands avantages au point de vue de l’accroissement rapide de la population, les inconvéniens l’emportent. Quand un jeune marié est enlevé par le service militaire pour un temps qui varie de quatre à cinq années, les infidélités sont à craindre des deux côtés. Tous ceux qui ont tiré au sort partent jusqu’à ce que le contigent nécessaire soit atteint ; le reste forme la réserve. Il n’y a d’exception que pour les soutiens de famille, et la femme, les enfans ne font point partie de cette famille-là. En l’absence du père, du mari, ils pâtissent donc ; les résultats de ces mariages prématurés sont aussi mauvais que ceux des mariages tardifs de chez nous.