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compléter et à mettre en ordre les riches archives de sa maison, réunies depuis des siècles à Sassenage. Les amis de la bonne musique et de la conversation aimable n’ont pas oublié la marquise sa femme. Elle m’avait toujours témoigné de la bienveillance, je lui prouvais ma gratitude en rendant à son fils la sympathie dont elle m’honorait, et mes relations avec celui-ci avaient survécu à la mort de la mère.

Un jour de l’an dernier, il entra chez moi, posa sur ma table de travail un petit paquet et me dit : « Voici deux manuscrits que j’ai trouvés à Sassenage. Tous deux sont des Mémoires, l’un de la duchesse de Dino, l’autre sans nom d’auteur. Si la curiosité vous en dit, lisez-les ; si vous les jugez intéressans, publiez-les. Je vous fais maître de leur sort. »

Le nom de Mme de Dino, sa vie toujours si proche de la politique, dans une condition qui lui permettait de tant voir, et son aptitude célèbre à tout comprendre, disaient d’avance que, pour elle, se souvenir était intéresser. Mais, si la renommée a son attraction, le mystère aussi a la sienne, et j’ouvris d’abord le manuscrit dont l’auteur semblait se cacher.

La belle reliure de maroquin rouge, lisse et souple qui enfermait, entre ses gardes de soie bleue, un cahier de vélin carré et épais comme un volume ; le large ruban d’un bleu plus pâli qui servait de signet ; l’or solide des tranches et des petites stries qui zébraient l’épaisseur des plats, avaient une élégance joliment fanée par le temps. La date était tracée sur la première page : « Mémoires écrits en l’année 1817. » Entre deux grandes marges, le texte suivait, d’un trait épais et d’une régularité pâteuse. Tous les experts en écriture, malgré les désaccords qui font la doctrine de leur science, auraient sans hésiter reconnu dans cette lourdeur appuyée une main masculine. Deux citations, l’une de Sénèque, l’autre de Montaigne, accompagnaient le titre : ce latin et ce vieux-français (semblaient aussi révéler le lettré. Mais, après les citations, venait une dédicace :


A M. le marquis de Boisgelin, pair de France.

Vous avez désiré vous rappeler un temps où le projet de changer le gouvernement nous occupait. Ce temps m’est cher, puisque je l’ai passé près de vous dont l’amitié honore et intéresse ma vie.

Acceptez donc les efforts de ma mémoire. S’ils manquent d’exactitude, mes erreurs demandent de l’indulgence, car elles sont accompagnées de bonne foi. Je suis payée de la peine que me coûte ce travail par le plaisir que