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lettrés eux-mêmes se sont mis à servir la seule de ses réputations qui eût laissé des traces. Autour de cette tombe le myrte repoussait toujours, ils n’ont entretenu que lui. Ils ont présenté les aventures de cette femme comme son originalité et semblé croire que le plus charmant de ses ouvrages était ses faiblesses. Il ne leur a plus suffi de celles qui étaient connues, ils se sont ingéniés à en découvrir de nouvelles. Elle est devenue le type de ces femmes portées de caprice en caprice, comme ces jolies guêpes qui, sur chaque fleur où elles puisent sans se poser, gardent leurs ailes étendues pour repartir plus vite. Cette butineuse d’amour, elle, aurait volé de Lemercier à Jouy[1] et, hier encore, on la montrait, passant de Garat en Garat, comme de rose en rose sur le même buisson[2]. Elle a donné de l’imagination aux dictionnaires même et il n’est pas jusqu’à Larousse qui n’ait voulu dire sur elle du nouveau. Elle gardait encore une gloire pure, les vers d’André Chénier. La sympathie que la jeunesse du malheur inspira à la jeunesse du génie, n’a été qu’un roman de prison : « Dans quelle salle, derrière quelle grille fut-il donné à Léandre de dire de sa bouche à la belle Héro les vers qui ont éternisé le souvenir de ce lien charmant tranché par la guillotine ? » De cet amour, ce sont les seules choses qu’ignore Larousse, historien scrupuleux ; mais il nous transporte « sur le balcon où Roméo dut posséder sa Juliette[3]. » Ainsi presque tous ceux qui ont parlé d’elle se sont piqués d’honneur à la déshonorer un peu plus, et sa gloire a fini par n’être plus faite que de sa mauvaise réputation.

Plus ces affirmations se sont multipliées, plus elles ont déçu. On en savait à la fois trop et pas assez. Entre cette existence de succès passagers et vulgaires, et l’aristocratie de goûts, d’allures, d’intelligence à laquelle était rendu un hommage unanime, il y avait contradiction. Le souvenir trop conservé de tous ses amours rendait plus regrettable la perte de toutes ses œuvres, et qu’ainsi tout en cette femme eût été fragilité.


II

Les amis des livres et des manuscrits savent que le feu marquis Raymond de Bérenger passa une partie de sa vie à

  1. Lettres, etc., p. 202.
  2. Garat, par Paul Lalond : in-8o, Calmann-Lévy. 1900. p. 287-297.
  3. Larousse, Grand dictionnaire, au mot : André Chénier.