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vraisemblances. De stature massive, de taille épaisse, il avait cet aspect de puissance stable qui sied aux orateurs et aux combattans, mais qui, hors de l’action, paraît lourdeur. Ses yeux vifs étaient petits, sa chevelure abondante et bouclée grossissait la masse de sa tête forte, mais avait déjà disparu de son crâne où se continuait la grandeur de son front, comme si la pensée eut pris la place de la jeunesse, et les trente-deux ans qu’il avait à peine semblaient plus nombreux. Une femme de ses amies a dit qu’il était à la fois très laid et très séduisant ; mais c’est un mauvais début de séduction que la laideur. Et la duchesse de Fleury était d’autant moins portée à distinguer le charme derrière cette apparence qu’à ce moment un autre homme occupait son attention.

Le même jour qu’elle, avait été conduit à Saint-Lazare le jeune Mouret de Montrond : sur le registre d’écrou, son nom de Mouret fut inscrit à la suite de celui de Franquetot. Ce hasard le conduisait sur les pas d’Aimée à la porte de la prison, en homme qui suit une femme et entre où elle entre. Cet air convenait au personnage. Il avait alors vingt-quatre ans, la plus jolie tournure, avec cette mauvaise réputation qui semble la plus enviable à nombre d’hommes et la plus intéressante à plus de femmes encore. L’assurance lui était si naturelle et il la garda si semblable à traversées changemens d’Age et de fortune qu’elle servit à le désigner comme « signe particulier, » même sur ses passeports. L’un, daté de 1812, à côté du signalement ordinaire, porte, d’une autre main que celle de l’expéditionnaire : « Bel homme, à l’air avantageux. » Ce passeport révèle aussi en Mont-rond une originalité dont il était moins fier. Le petit doigt de sa main droite se continuait, divisant la paume de la main jusqu’au poignet. C’était un commencement de griffe, qu’il tenait gantée, comme Méphistophélès.

Envers une Marguerite qui n’était plus innocente, Méphistophélès se montra cette fois bon diable. Pour que le tentateur pût la perdre plus tard, il fallait d’abord la sauver. Il survenait au moment de l’extrême péril. La loi des suspects avait été si largement appliquée que toutes les prisons anciennes ou improvisées étaient pleines. Pour faire place aux nouveaux suspects, il fallait se débarrasser des anciens et, comme mettre en liberté n’était pas du temps, guillotiner les uns paraissait le seul moyen de loger les autres. Mais encore, pour guillotiner, fallait-il un prétexte, et, contre la plupart des prisonniers, il n’y avait pas de