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Déjà ses rapports avec les hommes de lettres, au lieu de la laisser indifférente et étrangère au monde, l’avaient intéressée à son temps. Avec Boisgelin, elle a, pour la première fois, senti une solidarité entre sa vie personnelle et la vie générale, entre son action et l’intérêt de tous. C’est, dans sa carrière agitée, le seul instant dont elle soit fière. Voilà pourquoi elle s’y complaît, pourquoi elle raconte dans tous leurs détails les événemens. Elle ne se lasse pas de fournir ces preuves qu’elle a voulu le bien, et, après plusieurs années, la satisfaction de cet effort vibre encore dans l’enthousiasme du récit. « Mon âme réunie à celle d’une noble créature se sentait relevée et remise eu sa place. » Remarquables paroles autant qu’inattendues ! Nul tourment de foi, nul scrupule de raison, nulle pudeur de corps, ne révèlent à cette femme qu’il y ait une diminution de la dignité dans le vagabondage des tendresses. Et pourtant, elle sent, elle proclame elle-même la déchéance. Elle ne voit pas l’immoralité, mais elle voit l’inutilité de la vie amoureuse : c’est de ce vide qu’elle a honte. Elle comprend que, pour « se relever » et « se remettre en sa place, » il lui fallait vivre hors, au-dessus d’elle-même, et racheter les égoïsmes de son cœur par du dévouement au service de tous. Qu’est-ce dire, sinon que ni les passions des sens, solitude où chaque être n’aime que sa propre chair, ni les passions du cœur, prison où deux êtres s’enferment pour être l’un à l’autre, ne sont tout le bonheur, et que briser cette prison, sortir de cette solitude pour vivre de la vie générale, travailler d’un effort désintéressé au bien commun, est des bonheurs le plus durable, le moins décevant, le plus nécessaire ? Qu’est cette intelligence du bonheur, sinon la supériorité du devoir sur le plaisir reconnue par une voluptueuse ? Telle est la leçon que le silence de l’écrivain renferme. Après l’avoir estimé de ce qu’il tait, écoutons-le.

Étienne Lamy.