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succèdent. L’histoire est ordre, parce que rien d’important et de durable ne modifie l’existence des sociétés sans être justifié en raison. L’usage que les hommes font de leur libre arbitre entraîne des conséquences nécessaires, et elles s’imposent à eux malgré eux : c’est cette loi de morale et d’équité qu’on appelle la force des choses quand on ne la veut pas nommer la force de Dieu. Mais cette force qui domine le monde ne s’y établit pas d’elle-même et toute seule. Pour ouvrir passage aux conséquences les plus inévitables et les plus prêtes, il faut des incidens, gestes de l’homme, et ils peuvent être capricieux, imprévus, illogiques, légers, infimes, comme lui-même. Il met ainsi la marque de son inconsistance dans l’œuvre d’ordre à laquelle il collabore. Si bien qu’à examiner pourquoi les choses se suivent, on satisfait la raison, et qu’à voir comment elles surviennent, on la déconcerte. Le monde obéit à des lois promulguées par des hasards.

Napoléon, pour avoir vaincu trop de peuples, doit périr sous leurs forces coalisées, el, comme il représente le droit de la Révolution, sa chute fera la place aux représentans du droit traditionnel : ces conséquences préparées de loin, qui en 1814 sont prêtes, voilà la part de la justice et de la morale. Dès que, nécessaires, elles frappent à la porte de l’histoire, le moindre incident la leur ouvrira, fût-ce par les mains les plus indifférentes à la morale et à la justice. Et le retour de la monarchie très chrétienne a pu avoir pour occasion la rencontre d’une femme qu’un amour illégitime a acquise au gouvernement légitime, avec un évêque passé à l’incrédulité, un noble passé à la Révolution, un républicain passé à l’Empire et qui voit avantage à se contredire une fois de plus : voilà la collaboration de l’infirmité humaine aux actes nécessaires de l’histoire.

De cette infirmité les Mémoires apportent une autre et plus importante preuve. S’ils ont une valeur historique, c’est de bien mettre en lumière les motifs des hommes qui préparèrent la Restauration. Les conversations de Boisgelin et de Talleyrand sont comme les confidences des deux partis qui se coalisèrent pour ramener Louis XVIIL C’est pour supprimer le despotisme qu’ils veulent rétablir la royauté : voilà la pensée commune aux royalistes fidèles et aux révolutionnaires lassés. Napoléon les a dégoûtés des grands princes. Il obsède la pensée de tous les Français qui travaillent à se passer de lui ; c’est contre lui qu’ils se défendent encore par leurs précautions contre ses