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citoyen finit où l’ignorant commence, ils s’étaient entendus pour dérober le pouvoir à l’inaptitude des foules, donner par leur régime électif toute l’influence à la parole qui est l’arme des intellectuels, et substituer à l’oligarchie de la naissance l’Oligarchie des capacités. Talleyrand avait été en 1789 l’un de ces novateurs. Il se sentait plus captif que privilégié de l’ancien régime, et voulait que les murs de sa prison tombassent, fût-ce par un tremblement de terre. D’ailleurs les ambitieux jugent le meilleur le régime où ils espèrent le plus d’importance. Entre les simplicités brutales des multitudes et les affinemens héréditaires de ce grand seigneur, il y avait incompréhension réciproque, tandis que tous ses dons préparaient sa puissance sur une société polie et discoureuse où l’assemblée politique serait un salon agrandi. Le salon fut presque aussitôt envahi par la rue, les sabots de la populace écrasèrent toute supériorité jusqu’au jour où Bonaparte rendit la multitude à l’inertie et l’élite intelligente à l’activité de l’administration publique. En cela était reprise, le 18 brumaire, l’œuvre de 1789. Même la Constitution de l’an VIII créait une classe gouvernementale avec une vigueur inconnue aux premiers Constituans. Eux, satisfaits de concentrer le pouvoir électoral entre les mains de la classe moyenne, se liaient à elle pour choisir sa propre élite, et ne s’étaient pas armés contre les caprices, les négligences, les intimidations qui menaçaient de corrompre et en fait annulèrent presque aussitôt ce suffrage. En créant un Sénat pour y réunir, par le choix des consuls, les serviteurs les plus éminens de la société nouvelle ; en conférant à ce Sénat le droit de recruter lui-même ses futurs membres, les futurs consuls, et les membres du Corps Législatif ; en bornant la part des citoyens français à former la liste nationale des 50 000 noms parmi lesquels le Sénat faisait librement ses choix, la Constitution de l’an VIII avait accordé à l’aristocratie révolutionnaire le privilège de se perpétuer par la seule volonté de ses chefs, de gouverner le présent et de s’assurer l’avenir. Puis, de même que la démagogie avait ruiné l’ordre voulu en 1789, l’ordre établi en l’an VIII avait été bouleversé par la dictature. Mais lorsque la dictature s’use, c’est vers cet ordre que retourne l’ancienne prédilection de Talleyrand. Quatorze années ont refait au peuple une âme d’obéissance et affermi dans une aristocratie de fonctionnaires l’habitude de manier les affaires et les hommes. Disparu le perturbateur, elle continuera à administrer, comme les