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ménagemens et de la lassitude toutes les puissances de cet esprit observateur, toutes les spontanéités de ce verbe original et imprévu. Quel don de frapper au plus sensible les amours-propres, quelle sûreté dans les blessures, quelle justesse à n’enfoncer nul coup au-delà de la profondeur utile, quel entraînement à les redoubler jusqu’à la mort des réputations, quel art d’investir toute une vie par si peu de griefs, et dans ces analyses quelle synthèse de dénigrement ! C’est du Saint-Simon, un Saint-Simon femme, c’est-à-dire plus rapide et aigu dans la méchanceté.

C’est assez pour donner une idée de ces Mémoires. Philosophie, histoire, politique, littérature, jugemens sur la cour nouvelle, sur l’ancienne société, sur les particuliers se succèdent et se mêlent dans ces pages. Le style, aussi divers que les sujets, passe de la gravité à la malice, de l’abondance à la formule brève, de la précision rigoureuse à la négligence abandonnée, et non moins grande que la variété est la promptitude de ses métamorphoses. La pensée se présente duchesse ; vous admirez comme se déroule sa robe de cour : elle la relève, pour pirouetter et rire en soubrette de comédie ; tandis que vous riez vous-même, ses cotillons courts ont disparu sous un manteau de philosophe, et au moment où vous devenez grave à sa leçon, elle la termine par un geste de gamin. Si chacun de ces changemens, vagabondages d’un esprit toujours incertain, mêlait un reste de ce que vient d’être cette humeur à un commencement de ce qu’elle va devenir, les impressions seraient envahies, pénétrées, gâtées les unes par les autres, et toute cette promptitude de mouvemens ne créerait que la monotonie de la légèreté. Mais, au contraire, Aimée de Coigny est toute à ce qu’elle est ; elle entre dans chacune des demeures qu’elle traverse comme si elle les devait toujours habiter, et note, subites, vives et profondes comme elle les éprouve, ses impressions. C’est peut-être par leur intensité qu’elles s’épuisent vite, c’est à coup sûr leur sincérité, leur plénitude, et le contraste de leurs différences dans la rapidité de leur succession, qui donnent tant de mouvement à ses Mémoires.

C’est assez aussi pour montrer ce qui dans la nature humaine sollicite ce talent. Les mérites graves, les hautes vertus qu’elle sait reconnaître ne l’inspirent pas : l’admiration, le respect ressemblent trop au devoir lui-même et ils l’ennuient. Les grandes souffrances et les grandes scélératesses n’obtiennent pas davantage les préférences de cette observatrice : elle n’a pas les