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de l’élu, pour l’attacher davantage à un mérite reconnu par un témoignage unanime. Ses Mémoires n’étaient qu’un acte d’amour, une grâce d’intimité, portes closes, pour le maître de ses pensées. Quand il ne fut plus là, toute la terre fut vide pour elle ; quand elle ne s’adressa plus à lui, elle n’eut plus rien à dire à personne.

Si son intelligence gardait toutes ses ressources et si son talent d’écrire avait atteint sa plénitude, à quoi bon ? Dire sa vie ? C’était rajeunir ses épreuves et souffrir deux fois de ses peines. Raconter les événemens qui avaient sous ses yeux façonné et changé le monde ? Ce monde n’était plus pour elle qu’un astre mort. Peindre la société ? S’occuper d’indifférens pour le plaisir d’indifférens. Songer à la postérité ? c’est-à-dire aux fils de ces étrangers, plus étrangers encore que leurs pères.

Voilà pourquoi elle ne reprit pas la plume. Ainsi l’amour n’avait pas seulement rempli son cœur jusqu’à le briser, il finissait par rendre stériles les dons de son intelligence.

Triste silence, plus triste que toute plainte, tandis qu’au soir de cette vie, la morale méconnue assemblait ses revanches. Après avoir prodigué plus de tendresses qu’il n’en aurait fallu pour s’attacher indissolublement bien des affections légitimes, cette femme finissait sans affections ; elle avait cru que les tendresses étaient gâtées par le devoir, le devoir n’en retenait aucune auprès d’elle. À la servitude conjugale elle avait préféré les unions libres : la présence d’un mari manquait à ses journées vides, à ses soirées que la souffrance rend si longues. Dans l’existence qu’elle avait choisie, la maternité eût été une gêne et une honte : il lui manquait la sollicitude des fils qui donne aux mères une lier té si douce ; il lui manquait les soins caressans des filles qui donnent aux mères tant de quiétude attendrie. Elle avait dédaigné comme un sentiment trop tiède, et sacrifié sans scrupule à ses passions l’amitié : l’amitié aussi était absente ou banale. Et comme le monde n’était plus rien pour Aimée, Aimée n’était plus rien pour le monde.

Le regard que repoussent les tristesses de la terre peut s’élever plus haut. Ce refuge n’est pas seulement ouvert aux justes qui présentent leurs souffrances imméritées comme des créances à la justice éternelle et regardent leurs droits s’accroître par les délais de la providence réparatrice. Il est ouvert aux artisans de leurs propres épreuves, quand se révèle à eux la petitesse de ce