Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/774

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

naguère la Chambre des communes en prononçant un discours, ou un commencement de discours, en irlandais : — le speaker l’interrompit en faisant valoir que, depuis six cents ans, on n’avait jamais parlé qu’anglais au Parlement d’Angleterre ; — mais, quand ses collègues font leurs tournées dans ces régions de l’Ouest irlandais où l’irlandais est encore aujourd’hui le plus en usage, il est bien rare qu’ils s’adressent à leurs auditeurs autrement qu’en anglais.

D’un bout à l’autre du pays, on voit ainsi dans les villes et villages d’Irlande toute une classe de gens qui n’ont pour ambition, tout en restant nationalistes en politique et tout en déclamant avec ardeur contre la tyrannie britannique, que de devenir des Westbritons, comme on dit, des « Britons » occidentaux. Quant à devenir de vrais « Britons, » j’entends des Anglais, ceci est une tout autre affaire. La voie de l’anglicisation est facile et douce, il est vrai, pour peu que l’Irlandais oublie sa race, renie ses ancêtres, supprime l’histoire ; mais, en fin de compte, où mène cette voie ? L’Irlande s’anglicise ; mais l’Irlande, le voudrait-elle, pourrait-elle jamais devenir anglaise ? C’est ce dont on peut douter.

Dès à présent, ce qu’on voit très bien, c’est ce que perd l’Irlande, ou ce qu’elle tend à perdre, à ce travail d’anglicisation, moralement et mentalement. C’est sa vigueur intellectuelle d’abord, sa souplesse et son ouverture d’esprit, parce qu’elle reçoit plus d’idées et en crée moins, parce qu’elle invente moins et imite davantage. Son cerveau s’engourdira en perdant son originalité ; déjà les Anglais remarquent qu’à leur contact l’entrain et l’esprit légendaires de l’Irlandais s’émoussent ; ajoutez que les forces intellectuelles de la race sont de plus en plus pompées par l’Angleterre, qui leur ouvre, dans le journalisme, le service colonial, l’administration des Indes, les débouchés et l’emploi qui leur manquent dans la mère patrie. Au point de vue moral, l’Irlande ne perd d’ailleurs pas moins à s’angliciser, comme doit fatalement perdre, au contact de l’utilitarisme, de la corruption, du matérialisme d’une civilisation très avancée, et surtout d’une de nos sociétés industrielles et centralisées d’aujourd’hui, une race qui est restée jeune de cœur et qui s’est conservée pure par l’effet de la vie agricole et l’influence d’un clergé très puissant sur le peuple. L’anglicisation, au dire des Irlandais observateurs, tend à baisser le niveau moral de la