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nation, à diminuer chez l’individu le respect de soi et la confiance en soi. Je ne parle pas ici de cette source de démoralisation qui provient du régime d’oppression maintenu encore à l’heure actuelle par le gouvernement anglais en Irlande ; de la partialité inconsciente, mais regrettable, de tant de fonctionnaires ou juges choisis à raison de leur « orangisme ; » des provocations de la police, récemment illustrées par le cas si extraordinaire du sergent Sheridan ; de l’organisation même de cette Constabulary dont le gouvernement a fait une armée d’occupation, avec blockhouses dans tout le territoire ; enfin, de cette pratique normale du Jury Packing ou triage d’un jury exclusivement protestant pour juger un catholique : cela nous entraînerait un peu loin. Mais il est un fait prouvé : de même que la criminalité moyenne des Irlandais est très faible en Irlande, relativement à ce qu’elle est dans les grandes villes de l’Angleterre, comme Liverpool, Londres ou Glasgow, les habitans des districts irlandais où la langue nationale est encore parlée, où l’anglicisation est ainsi la moins avancée, se sont conservés bien meilleurs moralement que ceux des autres régions ; ils sont plus propres, plus vertueux, plus convenables dans leur parler, remarquait, il y a peu de temps, quelqu’un qui vit au milieu d’eux, M. Douglas Hyde ; nulle part, disait de son côté le Cardinal-primat d’Irlande, Mgr Logue, la foi n’est plus forte, le sentiment religieux plus profond, l’innocence de vie plus éclatante que parmi ces populations de langue irlandaise.

L’Irlande peut-elle d’ailleurs gagner au régime de l’anglicisation en proportion de ce qu’elle perd à ce même régime de ses traditions morales, de sa culture et de son originalité ? Hélas ! non, un peuple ne se développe qu’en développant ses dons naturels et ses qualités propres. Il ne peut, par une sorte de métempsycose, se donner un beau jour l’âme d’un autre peuple, et, du moment qu’il sort de sa direction primitive et de ses possibilités pour copier le voisin, il se disqualifie et se condamne lui-même : pour les nations comme pour les individus, imiter, c’est décliner. La terre d’Irlande peut bien devenir une province de l’Angleterre, un shire anglais, comme l’ancien royaume de Kent. Le peuple d’Irlande peut cesser d’être une nation. Le mot d’Irlande peut se réduire à n’être plus qu’une expression géographique. Mais les Irlandais ne peuvent devenir des Anglais. En cessant d’être Celtes, ils ne deviendront pas Saxons ;