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secrètes, les habitans sont surveillés de près, assujettis à des prescriptions vexatoires, épiés dans leurs mouvemens, dans leurs moindres propos. Ils reçoivent la défense de « fermer leurs portes à clés, » de sortir de chez eux la nuit. « Ils ne font point d’assemblées chez leurs parens et amis qui ne soient suspectes ; à peine osent-ils s’arrêter ensemble dans la rue, de peur de donner de l’ombrage. » Tous les arbres sont abattus et toutes les terres en friche, « à plus de trois lieues à la ronde. » Les environs d’Utrecht offrent l’image d’un « désert désolé. »

La ruine est bientôt telle dans ces régions infortunées qu’elle décourage enfin les exécuteurs de Louvois. Le plus dur, l’intendant Robert, se proclame impuissant à les pressurer davantage : « Je suis tellement accablé des crieries de la populace sur les cruautés que je fais pour tirer de l’argent, avoue-t-il le 3 février[1], et tellement occupé avec messieurs des États à raisonner et à prendre des mesures là-dessus, qu’il m’est impossible de vous écrire cet ordinaire. Je ne puis tantôt plus rien tirer, quelques violentes exécutions que je fasse, tant je trouve de misère dans la plupart des maisons. » Stoppa, de son côté, trace un tableau navrant de l’aspect des campagnes, dépeint les paysans « obligés de quitter leurs chambres à cause quelles sont remplies par l’eau, » de camper « sur les toits » de leurs misérables chaumières, où la famine, les maladies les font périr par centaines[2]. Et Luxembourg lui-même, malgré le soin qu’il a d’étouffer dans son cœur toute sensibilité, prend involontairement un accent pathétique en parlant de ces « pauvres plaines, » où succombe journellement « une furieuse quantité de peuple, » où les eaux empestées roulent « des millions de bestiaux morts ou noyés, » foyer d’épidémies pour les villageois épuisés. Mais cet attendrissement dure peu ; il se reprend bien vite, pour assaisonner son discours de quelques grains d’ironie : « J’ai pensé ne vous point mander tout cela, pitoyable comme je vous connais, de peur de vous faire de la peine ; mais je n’ai pu m’en dispenser, puisqu’il faut dire les choses comme elles sont[3]. »

C’est qu’il connaît Louvois, plus rigoureux qu’eux tous ; Louvois qui écrit à Robert : « Je vous prie de ne vous lasser point d’être méchant ; » Louvois qui riposte gaîment aux descriptions

  1. Lettre à Louvois du 3 février 1673. — Archives de la Guerre, t. 319.
  2. Lettre du 24 mars 1673. — Archives de la Guerre, t. 321.
  3. Lettre du 28 avril 1673. — Archives de la Guerre, t. 334.