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Lancelot, comment l’amour le vainquit. Nous étions seuls, et sans aucun soupçon. Plusieurs fois, à cette lecture, nos yeux se rencontrèrent et nos visages changèrent de couleur : mais il n’y eut qu’un seul passage qui acheva de nous vaincre. Quand nous lûmes les vers où le sourire désiré de Genièvre est baisé par son immortel amant, celui-ci, qui jamais ne sera plus séparé de moi, me baisa la bouche, tremblant de tout son être. Notre Galchaut, ce fut le livre, et celui qui l’a écrit. Et, ce jour-là, nous ne lûmes pas plus avant. »

Pendant que l’une des deux âmes me disait cela, l’autre pleurait. Elle pleurait si tristement que je défaillis de pitié, et m’abattis sur le sol, comme tombe un cadavre.


À ces vers, — mais comment en rendre la musique, la simple et harmonieuse beauté de leur rythme ? — se borne tout ce que nous savons de l’aventure de Francesca et de son amant. Les nombreux détails qu’y ont ajoutés les commentateurs de Dante, depuis Boccace jusqu’à Landino, ne sont évidemment que des légendes, et souvent en contradiction avec les données de l’histoire. D’où l’on n’a cependant pas le droit de conclure, comme tendent aujourd’hui à le faire bon nombre d’érudits italiens et allemands, que l’aventure même des amours et de la mort de Francesca n’est rien qu’une légende ; car l’auteur de la Divine Comédie a vécu de longues années à Ravenne, chez Guido de Polenta, neveu de l’infortunée jeune femme dont nous parlent ses vers ; et l’on ne peut guère admettre que, dans ces conditions, il se soit plu à prêter gratuitement à la tante de son hôte et ami l’aventure criminelle qu’il lui a prêtée. Francesca de Polenta a certainement été mariée à Jean le Déhanché, fils du vieux Malatesta de Verucchio, tyran de Rimini ; elle a trompé son mari avec le frère de celui-ci, Paul le Beau, a été surprise, et son mari l’a tuée avec son amant. Mais les circonstances du drame nous resteront sans doute à jamais inconnues. On ignore jusqu’à sa date, jusqu’à l’endroit où il s’est produit. On n’a, pour tout document, que les vers de Dante, sauf à y adapter l’hypothèse la plus vraisemblable, ou la plus commode.


C’est à ce dernier parti que s’est arrêté M. Stephen Phillips. Sans se mettre en frais d’érudition, il a simplement supposé que Jean Malatesta était tyran de Rimini, — ce qu’il ne semble pas pourtant avoir jamais été ; — que Paul était son unique frère, — ce qui est également contredit par les faits : — et que Francesca était la fille de Guido de Polenta, — dont, en réalité, elle était la tante. Mais, au reste, toute l’affabulation de sa tragédie est d’une Liberté absolue. Le souci même de la couleur historique n’y tient, pour ainsi dire, aucune place, ou du