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tue pas encore : il veut, avant de mourir, revoir une dernière fois sa bien-aimée ; et il la trouve lisant les amours de Lancelot, et il lit avec elle ; et, au moment où Lancelot donne un baiser à Genièvre, Francesca ferme le livre et tombe, toute pâmée, dans les bras du jeune homme.

Giovanni, croyant son frère mort, s’en est allé à Pesaro, où les Gibelins se sont révoltés. Quand il revient, Lucrèce lui apprend que Paolo ne s’est pas tué, et qu’il est devenu l’amant de Francesca. Elle lui conseille de feindre un nouveau départ, de revenir à l’improviste, de surprendre le couple infidèle, et de le tuer. Mais voici que, restée seule avec Francesca, et comme elle presse traîtreusement celle-ci d’accueillir Paolo, la pauvre enfant lui demande de ne point la quitter, d’avoir soin d’elle, de la protéger contre son propre cœur. Et Lucrèce est tout à coup émue de pitié. L’enfant qu’elle a toujours vainement rêvé d’avoir à aimer, elle l’a maintenant, et elle tremble au souvenir du danger où elle l’a exposée. Elle veut, du moins, tout tenter pour la sauver. Elle court à la porte du château, pour épier le retour de Giovanni, et, pendant ce temps, Paolo entre chez Francesca. Leurs deux cœurs achèvent de s’amollir, leurs deux chairs s’appellent. C’est en vérité la seule scène d’amour qu’il y ait dans la pièce : car la scène du livre est très courte, et passerait inaperçue sans le baiser final. Celle-ci, en revanche, est abondamment développée, avec un grand luxe d’éclatantes images et d’élans lyriques. Les deux amans se disent qu’ils se sont connus et aimés déjà dans des existences antérieures, à Babylone, à Carthage : sans doute par allusion à Sémiramis et à Didon que Dante leur donne pour compagnes dans le cinquième chant de l’Enfer. Ils se disent le bonheur qu’ils auraient à mourir ensemble. « Il y a une région où les prêtres nous disent que des âmes telles que les nôtres sont châtiées à jamais — Pourvu que nous soyons ensemble, que nous importent les châtimens ?… Qu’avons à craindre ? Dieu, tu nous vois, tes créatures, liées l’une à l’autre par la loi qui meut les étoiles, dans leur palpitante passion cosmique, par la loi qui régit les phases du soleil et de la lune ! Comment nous châtierais-tu ? Quelle extase, quel ravissement ce serait pour nous de brûler au feu éternel, ensemble ! Partout où nous sommes, n’est-ce pas un feu sans fin ?… » Là-dessus, ils s’éloignent, et bientôt arrive Giovanni, qui vient de les tuer.

Telle est exactement l’action de cette « tragédie, » ou plutôt de ce « mélodrame : » car aucun mot ne saurait mieux définir, pour nous, à la fois l’intérêt et le principal défaut de la pièce anglaise de M. Phillips.