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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 8.djvu/946

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perfides moqueries du borgne. De minute en minute, nous sentons descendre sur nous comme un vent de mort : ainsi l’auteur nous prépare à la catastrophe de l’acte final.

Mais il y a un acte surtout, le second, — le plus beau de tous, — où les deux thèmes opposés se mêlent pour produire un effet lyrique d’une intensité admirable. Francesca, épouvantée du mariage qui lui est imposé et, plus encore, de la ruse où s’est prêté Paolo pour la contraindre à ce mariage, erre, misérablement, d’une tour à l’autre du burg de son mari. Elle arrive au sommet d’une de ces tours pendant que des artificiers lancent le feu grégeois sur la faction gibeline des Parcitadi, qui assiège le château. Et voici qu’elle rencontre Paolo dans ce lieu de carnage. Elle lui reproche sa ruse, lui laisse entendre qu’elle l’aime, et l’engage à se faire tuer pour effacer la tâche qu’il a faite à son honneur. Paolo, ivre à la fois d’amour et de meurtre, s’expose, tête nue, aux flèches gibelines : l’une d’elles le touche à la tête ; il tombe évanoui dans les bras de Francesca, pendant qu’autour d’eux se multiplient les cris de mort, pendant que le feu vole, pendant que les cloches des églises sonnent le glas de bataille. La flèche, cependant, s’est arrêtée dans les cheveux bouclés du jeune homme.

Et Francesca, dès qu’elle l’en a retirée, s’imagine reconnaître là un signe d’en haut. Elle se dit que la tâche qui ternissait l’honneur de Paolo vient d’être effacée, et que leur amour même s’en trouve excusé. Invention qui, dans une tragédie, risquerait de nous sembler un peu bien fantaisiste ; mais Tristan et le Crépuscule des Dieux abondent en inventions du même genre, sans que personne s’avise d’y trouver à redire. Et jamais certes Wagner, dans ses livrets, n’a su leur donner l’éclat poétique, la richesse d’images, ni l’allure vivante, qu’elles ont dans l’admirable opéra de M. d’Annunzio.

J’ajoute que celui-ci, pour renforcer le charme et l’intérêt de sa Francesca, s’est constamment préoccupé d’y pousser au plus haut degré possible l’exactitude de la couleur historique. Non seulement l’intrigue du drame, telle qu’il nous la présente, s’accorde tout à fait avec ce que nous apprennent les traditions les plus dignes de foi ; non seulement ses Malatesta, et en particulier Jean le Déhanché et Malatestino le Borgne, reproduisent, trait pour trait, l’image que nous ont laissée les chroniqueurs de ces êtres monstrueux ; c’est surtout l’ensemble des mœurs italiennes qui, dans sa pièce, nous séduit par une apparence extraordinaire de vérité et de naturel, à moins toutefois que l’élégance infiniment « préraphaélite » des intermèdes galans ne fasse un contraste trop accentué avec la sauvagerie des scènes de