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à M. le Prince et de M. le Prince à Turenne, sans que nul sache d’avance sur quelles troupes il pourra compter. Et Condé s’exaspère de tant de variations : « Avec plus de cent mille hommes, s’exclame-t-il rageusement, nous trouvons le moyen de nous montrer les plus faibles partout ! »

Le désarroi était au comble, au début de septembre. M. le Prince, suivant les instructions reçues, fixait à Lille son quartier général, cherchant vainement à « découvrir ce qu’on souhaitait de lui[1], » n’ayant qu’une armée peu nombreuse, en grande partie formée de soldats de recrue, dont le plus vieux n’avait pas dix-huit ans. A Despréaux, qui l’alla visiter : « Que dites-vous de mon armée ? demandait-il un jour. — Monseigneur, lui dit le poète, je crois qu’elle sera fort bonne quand elle sera majeure. » Luxembourg, séparé de lui par la distance et par l’inondation, muré dans sa prison d’Utrecht, obligé, avec vingt mille hommes, de garder une douzaine de places que les eaux changeaient en îlots, avait grand’peine à se maintenir et ne pouvait rien entreprendre. Les nouvelles qui lui parvenaient faisaient prévoir une attaque prochaine de l’ennemi, sans que rien révélât sur quel point éclaterait l’orage. « Le prince d’Orange, écrit-il à Louvois[2], a tiré tout le monde des garnisons, pour fortifier son armée qui sera assurément nombreuse. Ce qu’il a des troupes d’Espagne y est aussi ; et l’on dit qu’il se prépare à entrer demain dans la plaine... Comme cette place (Utrecht) met le poignard dans le sein des ennemis, il n’y a effort qu’ils ne fassent pour nous y inquiéter ; ils y mettront toutes leurs forces, qui sont bien au-dessus des nôtres. Ils voient qu’ils n’ont affaire qu’à moi seul, et qu’ils peuvent rassembler tout ce qu’ils ont contre moi sans nulle inquiétude, dans un pays où ils ont tout et où tout nous manque. » Et dans une lettre du même temps : « Domine, s’écrie-t-il, quare me dereliquisti ? » Les difficultés néanmoins ne sauraient le décourager : « Après vous avoir dit ces choses, je vous supplie d’assurer le Roi que j’essaierai de ne rien faire qui me rende indigne de son estime. Mais si vous voyiez ceci de près, vous connaîtriez que c’est une grosse affaire contre nous. »

Tant de tracas et d’efforts excessifs agissent sur sa constitution. De violens accès de fièvre, qui minent ses forces sans nuire à son activité, inquiètent son entourage : « Je ne puis m’empêcher

  1. Lettre du duc d’Enghien du 1er octobre 1673. — Archives de Chantilly.
  2. 3 septembre. — Archives de la Guerre, t. 326.