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stratégique et commerciale du lac Rodolphe : séparé à l’Ouest par une étroite barrière montagneuse des marais de la Sobat et de ses affluens, il confine à l’Est le désert somali. L’Abyssinie a pris possession en 1899 des rives de ce lac ; mais, en Afrique, possession ne vaut pas titre. Les frontières reculent ou avancent, comme l’exemple du Kivou est là pour le prouver. La frontière anglo-abyssine n’est pas délimitée ; trois expéditions anglaises avaient, au moment de mon passage, pour objectif le lac Rodolphe. Celle de Jenner par le Juba, celle du lac Baringo ont échoué, mais le possesseur de la veille ne sera peut-être pas celui du lendemain.

Avec les Nubiens partait le premier courrier pour l’Europe depuis le commencement du blocus. Que raconter à ma mère inquiète, de quel espoir la bercer, quand la délivrance se faisait de plus en plus problématique de jour en jour ? J’avais beau accumuler les kilomètres, grossir les étapes, la possibilité de prendre le bateau du 25 août s’était envolée. Je ne comptais plus rentrer à l’expiration de mon congé. Qui ne sait, qui n’a vu chez les siens comme est obsédante pour le soldat l’idée de ne pas manquer le terme de sa permission ? Toutes les démarches, je les avais tentées pour partir avec les Nubiens ; ces récidivistes étaient de vieux soldats qui se seraient bien battus. Le lieutenant W... fut inflexible et m’opposa froidement la responsabilité qu’il encourrait en me laissant ainsi m’aventurer.

Trois, quatre, cinq jours se passent, les Nubiens ne reviennent pas. La farine de blé me manquait depuis le 23 pour cuire mon pain, je fis des essais avec le millet des noirs. Ces petites graines à oiseaux sont d’une mastication difficile, elles font l’effet d’un cataplasme de farine de fin dans la bouche. Je me rappellerai longtemps les grimaces de mes deux hôtes au five o’clock tea flanqué de galettes de millet. Le lieutenant W... avait encore un peu de farine, mais je me serais coupé la langue plutôt que d’en demander ou d’en accepter, ce qui du reste ne me fut pas offert.

Le gibier devenait rare autour du fort ; et plus je m’éloignais, plus augmentaient les risques pour moi de ne plus avoir faim. A la dérobée, j’achetai à mes noirs quelques morceaux de mauvais moutons qui donnaient la dysenterie ; et fier comme Cyrano qui a bouclé sa ceinture, je refusai l’ordinaire plus que suffisant de l’officier anglais.