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d’éloquence aussi efficace que celui de Rouher. Au contraire, vous aurez besoin de quelqu’un qui attire l’opinion publique et qui vous défende librement dans la Chambre. Je ne dis pas ceci par prudence et par crainte de me compromettre, car je me ferai le chef de votre majorité. — Eh bien ! nous verrons, répondit-il, je vous préviendrai avant de rien conclure. En attendant, il faudra que, comme l’année dernière, nous nous entendions pour que vous deveniez le rapporteur de quelque loi importante. Rouher et l’Empereur, qui m’avaient blâmé de vous avoir donné le rapport des coalitions, m’en ont félicité et ne s’opposeront plus à une nouvelle nomination. »

Je n’avais pas à prêcher un converti. Cependant, pour l’affermir dans ses résolutions, je lui communiquai une observation de Machiavel, dont la vérité me frappait dès ce temps-là et que l’observation des faits m’a amené à considérer comme l’une de règles les plus certaines de l’art de gouverner : c’est que les États, république ou monarchie, doivent à peu près tous les dix ans ripigliare lo Stato, reprendre l’Etat, c’est-à-dire, le ramener à son principe, et lui rendre, par un rajeunissement, la force qui l’a établi : si c’est la terreur, la faire de nouveau sentir ; si ce sont les bienfaits, les renouveler[1]. « Le temps de ripigliare lo Stato, dis-je à Morny, est arrivé pour l’Empereur. Les dix ans fatidiques sont bien passés ; la langueur commence ; l’affaissement et le refroidissement arriveront. Qu’il frappe un coup de terreur en envoyant quelques-uns de nous à Cayenne, ou bien qu’il fasse un coup de liberté. »

Je ne tardai pas à me convaincre personnellement des bonnes tendances que Morny m’avait annoncées en Rouher. Chaix-d’Est-Ange, que je rencontrais souvent dans la maison amie de Mme Benoît Fould, m’invita à dîner avec lui. Je ne l’avais jamais rencontré. Il fut charmant et nous raconta de la manière la plus attachante des anecdotes personnelles de la Présidence de Louis-Napoléon. La soirée se passa tout entière en ces récits.

Il me dit seulement, par parenthèse, toutefois avec une intention marquée : « Tous les gouvernemens ont péri pour avoir laissé l’opposition représenter le progrès, tandis qu’ils étaient l’immobilité ; le gouvernement impérial périrait comme les autres s’il agissait de même. »

  1. Discorsi, L. III. cap. I.