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fer, peupliers. Il enveloppe l’habitation seigneuriale de verdure et de fraîcheur. Celle-ci n’appartient à aucun style spécial et n’est château que par les dimensions. En Russie, la tapisserie de vigne vierge recouvre indifféremment la brique ou le torchis, et partout une sorte de balcon couvert permet de vivre dehors sous la feuillée retombante. C’est la piazza d’Amérique. Certaines gens ont le tort d’en faire une véritable serre qui entoure la maison de vitrages interceptant d’une façon presque absolue l’air dont on n’a dans les intérieurs qu’un besoin fort limité, ce qui paraît incompatible avec l’habitude des voitures découvertes en toute saison ; mais on l’a souvent dit et on ne peut assez le répéter, la Russie est le pays des contradictions et du paradoxe.

Rien de paradoxal pourtant dans le milieu où je me trouve. Tout y est solidement et sagement ordonné ; habitudes de confort sans faste et sans prétention appuyées sur une large aisance. Beaucoup de serviteurs. Inutile, pour se permettre ce luxe, d’être millionnaire, les gages les plus élevés, sauf ceux du cuisinier qui vient de Pétersbourg ou de Moscou, ne dépassant guère deux cents francs par an. Les anciens parmi eux nous saluent avec une touchante familiarité, telle niania par exemple, telle bonne du jeune maître, qui n’est plus tout jeune cependant, mais qui sera toujours un enfant à ses yeux. C’est une personne vénérable qu’embrassent cordialement les parens et amis de la famille lorsqu’elle vient leur baiser la main. Une autre remplit sur ses vieux jours les fonctions de professeur de couture à l’école. J’apprends d’elle que ses meilleurs élèves sont des garçons, et partout j’ai recueilli le même témoignage. Ils fréquentent l’école plus que les filles, sont, contrairement à ce qui arrive ailleurs, plus intelligens, et ne dédaignent pas l’aiguille. Je voudrais seulement qu’ils s’en servissent pour raccommoder leurs propres bardes au lieu de s’escrimer toujours sur des layettes neuves.

Dîner exquis, savant mélange de finn cuisine parisienne et de plats nationaux, où les vins de nos grands crus de France succèdent au kwass. Ce n’est pas que la Russie manque de vins, ceux de Podolie et de Bessarabie sont parfaitement buvables et il y en a d’excellens, blancs et rouges, en Crimée, mais nous sommes dans une maison des plus soignées sous le rapport de la table. Presque partout, du reste, la cuisine russe est savoureuse. Elle n’exige qu’une condition indispensable, un robuste estomac.