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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/426

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de son dernier ouvrage : La Volonté de puissance. Il se croit à l’abri de tous les préjugés qui viennent du « troupeau » : et nul, plus que ce chantre de la force et de la guerre, n’a ramassé en monceau tous les préjugés grégaires d’une Allemagne restée féodale en plein xixe siècle, toutes les idées dominantes venues de la race, du milieu et du moment, combinées avec les idées analogues de l’antiquité, du moyen âge et de la Renaissance.

Mais le dernier des romantiques rajeunit tout, fait tout accepter par la magie de son lyrisme. Bien qu’il croie chaque âme isolée en soi et impénétrable à autrui, le miracle de sa poésie rend son âme transparente pour tous :


Comme c’est agréable qu’il y ait des mots et des sons ! Les mots et les sons ne sont-ils pas les arcs-en-ciel et des ponts illusoires entre ce qui est éternellement séparé ?

À chaque âme appartient un autre monde ; pour chaque âme, toute autre âme est un arrière-monde…

Pour moi, comment y aurait-il quelque chose en dehors de moi ? Il n’y a pas d’en dehors ! Mais tous les sons hous font oublier cela ; comme il est agréable que nous puissions oublier !

Comme toute parole est douce ! Comme tous les mensonges des sons paraissent doux ! Les sons font danser notre amour sur des arcs-en-ciel multicolores.


Par quoi i’aut-il réfuter Nietzsche ? Par lui-même. Si, dans ses œuvres riches de pensées, il a toujours placé le poison à côté de l’aliment, il y a toujours aussi placé le contrepoison. Après avoir bafoué toute conception d’égalité, Nietzsche s’écrie : « Égalité pour tous les égaux, inégalité pour tous les inégaux, voilà comment parle la vraie justice, et elle ajoute logiquement : Ne jamais rendre égal ce qui est inégal. » Ainsi raisonne Nietzsche, avec Renan et Taine. Et il ne voit pas que la doctrine qu’il croit opposer à la Déclaration des droits est celle même que contient cette Déclaration. Car il ne s’y est jamais agi que d’égalité de droits « devant la loi. » On y proclame (qu’importe le style suranné de l’époque ?) que tous les citoyens doivent être traités « selon leurs capacités, sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talens. » Égalité pour les égaux, inégalité pour les inégaux, mais c’est le dogme même du droit démocratique, c’est la définition de la justice pour les Turgot et les Condorcet tout comme pour Nietzsche ! Ne pas rendre égal ce qui est inégal, ni inégal ce qui est égal, mais c’est la condamnation même de