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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/427

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l’inégalité devant la loi ! Si, à mérite égal ou à égal démérite, vous traitez le riche, le noble, « le maître, » le patron, autrement que le pauvre, que l’homme du peuple, que « l’esclave, » l’ouvrier, c’est alors que vous rendez artificiellement inégal ce qui est égal ! c’est alors que vous faussez les poids et mesures, en introduisant des inégalités factices et des castes forcées là où se valent les esprits, les cœurs, les volontés libres. Nietzsche a d’ailleurs raison d’opposer la justice au faux égalitarisme (qu’il confond à tort avec le vrai) ; mais alors, de son aveu même, il y a donc une « vérité » et une « justice, » quoiqu’il nous ait répété : « rien n’est vrai, tout est permis ; » quoiqu’il ait placé le « vrai », le « juste » parmi les valeurs de décadence qui précipitent l’humanité en bas au lieu de la faire monter vers le Surhomme !

Il aime à intituler ses chapitres : « l’immoraliste parle ; » au haut de la page qu’on vient de lire, il eût pu mettre, par une heureuse contradiction : « Le moraliste parle ! » Le sophisme, chez Nietzsche, côtoie toujours la vérité. L’organisation juridique ne doit pas, sans doute, empêcher toute lutte juste, au sens de compétition et d’émulation, et c’est ce qu’oublient les collectivistes ; mais elle peut et doit empêcher toute lutte violente et injuste, où ce serait le plus fort, le plus rusé, le moins scrupuleux et le plus méchant qui l’emporterait. Si la règle sociale doit tenir toutes les volontés pour « égales » en droits et en devoirs, elle ne les tient nullement pour égales sous les autres rapports ; et Nietzsche commet encore ici la confusion banale de la vraie et de la fausse égalité. C’est par l’égalité même des droits qu’on assure la manifestation des inégalités, naturelles ou acquises, d’intelligence, de travail, de mérite. La justice sociale va donc, non « à l’opposé de la vie, » mais dans le sens de la vie même, en assurant le triomphe des meilleurs intellectuellement et moralement, non des plus forts matériellement.

Nietzsche confond la démocratie avec le communisme, il n’y voit que le triomphe de l’esprit grégaire et le « règne de la canaille. » — L’esprit de troupeau n’existe-t-il donc point aussi dans les aristocraties ? La caste n’est-elle pas elle-même un troupeau ? Le mépris de la démocratie, c’est le mépris du peuple ; le mépris du peuple, c’est le mépris de l’humanité ! Et j’ajoute que le mépris de l’humanité, c’est le mépris de soi-même.

Outre la justice, on sait avec quelle véhémence Nietzsche