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condamne la pitié, la charité, la philanthropie, toute la « sensiblerie moderne. » — « On perd de la force quand on compatit, prétend-il. Par la pitié s’augmente et se multiplie la déperdition de forces que la souffrance déjà apporte à la vie. » S’inspirant de Darwin et de Spencer, non moins à la mode de son temps que la psycho-physiologie, il voit dans la pitié des philanthropes un obstacle artificiel apporté aux bienfaits de la sélection naturelle, qui, sans elle, éliminerait les faibles et les mal conformés. « La pitié contrarie la loi de l’évolution, qui est celle de la sélection. » Elle comprend dans son sein ce qui est mûr pour la disparition, elle se défend en faveur des déshérités et des condamnés de la vie. » Par le nombre et la variété des choses manquées qu’elle retient dans la vie, elle donne à la vie elle-même un aspect sombre et douteux. « On a eu le courage d’appeler la pitié une vertu (dans toute morale noble, elle passe pour une faiblesse) ; on est allé plus loin, on a fait d’elle la vertu, le terrain et l’origine de toutes les vertus (Schopenhauer). Mais il ne faut jamais oublier que c’était du point de vue d’une philosophie qui était nihiliste, qui inscrivait sur son bouclier la négation de la vie » — Qu’entend Nietzsche par les déshérités, les condamnés, les vaincus de la vie ? Il y a des déshérités qui le sont par le fait des circonstances sociales ; faut-il les éliminer comme des bossus ou des culs-de-jatte ? Si un Byron boite, faut-il le jeter pour cela au gouffre avant qu’il n’ait écrit Childe-Harold ? Nietzsche eût-il été sûr lui-même d’échapper à une condamnation immédiate ? Ne fut-il pas aussi un vaincu de la vie ? Si l’on veut vaincre les maux, d’ailleurs, il faut les connaître, il faut les étudier, il faut les soigner, il faut apprendre à les guérir ; la science de la vie ne ferait aucun progrès sans la science des maux de la vie, qui elle-même suppose la compassion aboutissant à l’action. Nietzsche ajoute, avec Spencer, que la philanthropie si large qui est maintenant entrée dans nos mœurs est non seulement inutile, mais même nuisible à la société. Nous avons examiné jadis le problème dans cette Revue et dans un livre (La science sociale contemporaine) que Nietzsche, paraît-il, a couvert d’annotations marginales. Nous regrettons de ne pas connaître ses remarques et objections ; mais elles devaient se ramener toutes au fameux : « Périssent les faibles et les ratés ! » Reste toujours à savoir ce qu’on entend par les faibles. Nietzsche était physiquement un faible, — à supprimer ! il devait même, par malheur, devenir