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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/445

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M. Maurice Barres qualifie de Roman de l’énergie nationale[1] l’espèce de trilogie qu’il vient d’achever. Il est curieux que simultanément plusieurs de nos romanciers les plus en renom aient conçu et réalisé, chacun de son côté et à sa manière, une même entreprise.

C’est signe d’abord que les écrivains d’aujourd’hui n’ont pas tous renoncé aux « longs espoirs » et aux « vastes pensers. » Ceux du moins que nous venons de citer ont éprouvé le besoin de réagir contre nos fâcheuses habitudes d’éparpillement de la pensée, de labeur hâtif et superficiel. Ils ont voulu, dans la maturité de leur talent, tenter une œuvre de trame continue, s’y enfermer, vivre avec elle, afin d’arriver à cet effet de puissance qui ne s’obtient pas sans un effort de patience : on ne saurait trop les en louer. C’est preuve ensuite qu’un filon nouveau s’ouvre pour le roman. Certes, on s’était avisé, même de nos jours, d’écrire des romans en plusieurs volumes, d’en composer des séries qui s’enchaînent, et aussi de découper notre histoire en chapitres et en livres. Mais c’est d’autre chose qu’il s’agit. À toutes les variétés déjà connues du roman, il faut désormais ajouter une espèce nouvelle, voisine du roman historique, mais qui ne se confond pas avec lui : c’est le roman d’histoire et de psychologie collectives, ou, pour parler plus court, le « roman collectif. » L’auteur des Lettres de Dupuis et Cotonet voulant définir le genre intime, avouait n’avoir jamais pu découvrir ce que c’était. « Les romans intimes sont tout comme les autres ; ils ont deux volumes in-octavo, beaucoup de blanc ; ils ont une couverture jaune, et ils coûtent quinze francs. » Les romans collectifs coûtent trois francs cinquante par volume, ils sont imprimés en texte compact et en caractères illisibles ; ce n’est pas par là qu’ils se distinguent des autres. Mais certains traits qui leur sont essentiels les en différencient et par exemple en feraient justement le contraire du genre intime.

On sait quelle a été la fortune du roman dans le siècle qui vient de s’écouler : on n’imagine guère production plus abondante, plus brillante, plus variée et plus riche. Peut-être serions-nous tentés de dire qu’après cent ans de fécondité, un genre est exposé à subir un moment de crise même passagère, même légère. Mais les romanciers ne nous le pardonneraient pas ; et je sais trop ce qu’il m’en a coûté pour m’être hasardé un jour à parler d’une possible « usure » du roman. Quelle levée de boucliers ! On réserve aux poètes la réputation d’être irritables ; c’est faire tort aux prosateurs. N’admettons donc ni que le

  1. M. Maurice Barrès : Le roman de l’énergie nationale. — Les Déracinés, L’Appel au soldat, Leurs figures.