Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/453

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

la France contemporaine ; aussi, par une juste reconnaissance de sa dette, M. Barrès a-t-il voulu que Taine figurât de sa personne dans son premier livre et que son nom revînt si souvent dans les deux autres. L’erreur initiale des révolutionnaires, qu’ils avaient héritée des philosophes et des encyclopédistes, a été de méconnaître la formation historique de notre pays. Ils ont fait table rase du passé, ils ont artificiellement supprimé les réalités que représentait notre tradition ; ils ont légiféré dans l’abstrait. Au contraire, un peuple est dépendant de son histoire ; il ne saurait, sans compromettre son existence même, se jeter violemment en dehors des voies traditionnelles ; pour lui-même, comme pour chacun des individus qui le composent, cette solidarité avec toutes les générations qui se sont succédé sur le même sol est la principale source d’énergie ; c’est dans les profondeurs de ce sol que ses racines vont puiser la sève dont il a besoin pour vivre. Cette idée est celle sur laquelle M. Barrès revient sans cesse, qui lui a inspiré ses meilleurs chapitres et qu’il a trouvé moyen d’illustrer et de rendre sensible par des symboles d’une invention très ingénieuse. Dans l’Appel au Soldat, le chapitre le plus remarquable est celui où il imagine que deux de ses personnages, Sturel et Saint-Phlin, recherchent leurs racines nationales en parcourant la vallée de la Moselle. « Ils s’occupaient à replacer mentalement les individus et les choses dans le milieu historique auquel ils survivent. La motte de terre elle-même qui paraît sans âme est pleine de passé, et son témoignage ébranle, si nous avons le sens de l’histoire, les cordes de l’imagination. » Dans Leurs Figures, la lettre de Saint-Phlin sur une « nourriture » lorraine souligne ce passage : « La plante humaine ne pousse vigoureuse et féconde qu’autant qu’elle demeure soumise aux conditions qui formèrent et maintinrent son espèce durant des siècles. » Telle est l’idée dont M. Barrès, dès son premier volume, poursuivait la vérification en nous faisant assister aux aventures parisiennes de sept jeunes Lorrains déplantés de la terre natale, et, comme il dit, « déracinés ; » l’expression a fait fortune parce qu’elle est juste autant que saisissante. Le jacobin était représenté par Bouteiller, le philosophe, dont nous admirions alors la belle prestance et l’éloquence autoritaire, dont les défaillances et la confusion vont tout à l’heure nous édifier sur la valeur du personnage.

C’est bien un cas de psychologie de l’âme populaire qui fait le sujet de l’Appel au soldat. Comment s’explique, ou du moins dans quelles conditions se produit ce phénomène de la popularité que si souvent on chercherait vainement à expliquer par les mérites vrais de