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On voit par ces exemples en quoi consiste le roman collectif. Il continue le roman historique, en ce sens que comme lui il emprunte à l’histoire son cadre et sa matière ; il s’en distingue, puisque son objet n’est plus ni de ressusciter de grands personnages pour nous faire pénétrer dans leur intimité, ni de nous montrer comment des personnages fictifs et individuels ont pu se comporter sous l’influence réelle d’un milieu exactement reconstitué. Le personnage unique et, comme on eût dit jadis, le héros du roman collectif est la collectivité elle-même. On voit aussi par où il prête à la critique et ce qu’on peut lui objecter, à le prendre dans l’essentiel de sa constitution. Son principal défaut est dans une sorte de dualité irréductible. Le roman y dessert l’histoire, à moins que ce ne soit l’histoire qui y nuise au roman. Où commence celui-ci ? où finit celle-là ? Des deux élémens qui y sont en perpétuel antagonisme, l’un tend sans cesse à éliminer l’autre ; et le fait est que, pour réaliser cette unité qui est la suprême condition de l’œuvre d’art, le romancier de l’Enfant d’Austerlitz s’est presque réduit à n’écrire qu’un récit romanesque, et celui de Leurs Figures à n’écrire qu’un chapitre de mémoires passionnés. L’impression du lecteur reste quand même hésitante. Il est à craindre que les historiens n’acceptent qu’avec méfiance l’histoire écrite par les romanciers, tandis que les amateurs de littérature romanesque estimeront qu’à leur gré on met trop d’histoire dans le roman collectif. Arrive-t-il que dans un de ces récits figurent des personnages de la vie réelle, ceux qu’a imaginés le romancier semblent à côté d’eux singulièrement pâles et, pour autant dire, anonymes. C’est le contraire qui devrait arriver. Nous touchons ici au fond même de la question : l’histoire ne peint que l’accidentel, tandis qu’il appartient au roman de créer des types qui n’aient rien à craindre du temps : il reste à savoir si les romanciers, suivant le mot fameux, parviendront à élever l’histoire à la dignité du roman. Quoi qu’il en soit, il suffit, pour légitimer l’existence du « roman collectif, » qu’il présente un caractère d’originalité, qu’il réponde à un besoin de l’imagination, qu’il voie s’ouvrir devant lui un large champ encore inexploré, et qu’il soit en mesure de rendre sa fécondité à un genre déjà existant, celui du roman historique renouvelé par les découvertes d’une science qui n’est qu’à ses débuts, celle de la psychologie collective.


RENE DOUMIC.