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de conduite, et les mauvais résultats des modes opposés, l’homme adoptera les premiers et rejettera les seconds. Mais ce sont là deux suppositions également chimériques. L’intelligence moyenne est incapable de saisir une démonstration même en matière concrète, à plus forte raison en matière abstraite. Seul l’enseignement dogmatique a chance d’agir sur elle ; encore n’y réussit-il pas toujours. Un dogme moral tel que l’honnêteté est la meilleure police » reste à l’ordinaire impuissant sur le voleur, car celui-ci espère toujours échapper à la police. Quant à l’espoir que l’homme moyen puisse être maintenu dans le bien par la considération des avantages qui en résultent pour la société, c’est une utopie aussi éloignée que possible de toute vraisemblance. Les âmes de qualité inférieure se disent aussitôt : « Je me moque bien de la société ! » Et d’autres âmes se disent : « La société, telle qu’elle est, convient très suffisamment à mes fins, sans que je doive me fatiguer à l’améliorer ! »... Ainsi l’agnostique se trompe profondément, qui croit qu’il pourra dès maintenant fournir aux hommes un moyen de se guider dans la vie, en leur exposant un code naturel de la bonne conduite.


Cette citation est extraite de l’un des chapitres les plus curieux du livre, et que je regrette de ne pouvoir pas traduire tout entier. Le chapitre s’appelle : Que doit dire le sceptique à ceux qui ont la foi ? — question bien digne, en effet, d’intéresser un sceptique, pour peu que son scepticisme n’ait pas étouffé chez lui toute humanité. Et l’on pourrait croire, d’après le passage ci-dessus, que M. Spencer engage le sceptique à ne rien dire à ceux qui ont la foi, puisqu’il est incapable de leur offrir une morale qui ait chance de les diriger dans la vie sans l’appui d’un dogme. Mais M. Spencer, poussant à ses dernières limites l’habitude de généralisation que j’ai signalée tout à l’heure, affirme que les dogmes religieux, eux non plus, n’ont jamais eu d’effet sur la conduite des hommes : ce qu’il prouve en rappelant les crimes commis jadis « par des princes, des rois et des papes, » qui, cependant, étaient convaincus de l’existence de l’enfer. Il estime donc qu’au point de vue moral le sceptique peut, sans inconvénient, travailler à guérir de leurs illusions ceux qui ont la foi. Et il ajoute même que, en bien des cas, c’est rendre aux croyans un véritable service que de les guérir de leurs illusions.


Car il y a bon nombre de personnes sur qui la perspective de l’enfer agit d’une façon désastreuse, leur causant de grandes souffrances par la façon dont elle les menace. Ces personnes continuent, tout le long de leur vie, à s’inquiéter de leur destinée future ; et à mesure qu’elles vieillissent, quand l’épuisement de la vitalité amène à sa suite une dépression d’esprit inévitable, cette dépression prend chez elles la forme de craintes devant l’idée d’un châtiment éternel qu’elles auront bientôt à subir. Dans les temps anciens, où la croyance aux peines éternelles était beaucoup plus forte qu’à