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ordinairement distrait, et trop porté aux minuties ; l’autre, au contraire, hardi, audacieux, avantageux, impudent, méprisant tout, abondant en son sens avec une confiance dont nulle expérience ne l’avoit pu déprendre, incapable de contrainte, de retenue, de respect, surtout de joug, orgueilleux au comble en toutes les sortes de genres, acre et intraitable à la dispute, et hors d’espérance de pouvoir être ramené sur rien, accoutumé à régner, ennemi jusqu’à l’injure de toute espèce de contradiction, toujours singulier dans ses avis, et fort souvent étrange, impatient à l’excès de plus grand que lui. »

Prévoyant ensuite les conflits que ne pouvait manquer de faire naître l’opposition de ces deux natures, il prédisait « que le plus fort perdroit le plus faible, et que ce plus fort seroit Vendôme, que nul frein, nulle crainte ne retiendroît ;… que le vice incompatible avec la vertu rendroit la vertu méprisable sur ce théâtre de vices ; que l’expérience accableroit la jeunesse, que la hardiesse dompteroit la timidité, que l’asile par la licence et l’asile par art pour se faire adorer en rendroit odieux le jeune censeur… que l’armée, si accoutumée au crédit et au pouvoir de l’un et à l’impuissance de l’autre, abandonneroit en foule celui dont rien n’étoit à espérer ni à craindre pour s’attacher à celui dont l’audace seroit sans bornes et dont la crainte avoit tenue glacée toute l’encre de l’Italie, tant qu’il y avoit été. » « Vous verrez, dit-il en concluant, M. de Vendôme en sortir glorieux, et Mgr le Duc de Bourgogne perdu, et perdu à la Cour, en France et dans toute l’Europe[1]. »

Ces raisons n’ébranlèrent point Beauvilliers, qui en conçut même un peu d’irritation contre Saint-Simon. D’ailleurs, il était trop tard, et, quelques jours après cette conversation, les choix étaient publiquement déclarés. Mais, du silence prudent gardé par Dangeau et par Sourches, on peut conclure que la confiance que ces choix inspiraient à Beauvilliers ne fut point généralement partagée. Quant aux ennemis, nous savons aujourd’hui qu’ils s’en réjouirent : « J’ai dans l’idée, écrivait à Marlborough le ministre anglais Godolphin, que le Duc de Bourgogne et le reste des princes français qui l’accompagnent seront plutôt un fardeau et un embarras pour M. de Vendôme, et pas du tout un avantage. Sur ce point, je suis d’accord avec vous[2]. »

  1. Saint-Simon, édition Boislisle, t. XVI, p. 6 et suiv.
  2. Memoirs of John Duke of Marlborough by William Coxe, t, II, p. 443.