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Les « conducteurs de peuples » se croient aisément une autre espèce que le troupeau qu’ils guident ; l’opinion qu’ils se font d’eux-mêmes les isole ou les excepte de la foule de leurs semblables :


Nos, numerus sumus, fruges consumere nati ;


eux, sont rois ; et leur égoïsme aristocratique fait perpétuellement contrepoids, ou plutôt obstacle à la tendance de la société des hommes vers un idéal de justice et de fraternité. Aussi bien « le commandement réel exige-t-il par-dessus tout de la force, et la raison n’a jamais que de la lumière : il faut que l’impulsion lui vienne d’ailleurs. » D’où l’emprunte-t-elle donc ? D’une passion quelconque, répond Auguste Comte, et c’est-à-dire, en bon français, d’ « un motif personnel de gloire, d’ambition ou de cupidité. » C’est pourquoi « les utopies métaphysiques… sur la prétendue perfection d’une vie purement contemplative (il entend : d’une vie consacrée à ce que l’on appelle le culte désintéressé de la science) ne constituent que d’orgueilleuses illusions quand elles ne couvrent pas de coupables artifices ; » et c’est encore un « fait. » — « Comment cela ? dira peut-être quelque haut géomètre ou quelque obscur orientaliste. Quoi ! même si je fais solitairement du zend ou du sanscrit ? — Oui, dit encore Auguste Comte, même en ce cas ! « Lors même que l’impulsion mentale résulterait en effet d’une sorte de passion exceptionnelle pour la vérité, sans aucun mélange d’orgueil ou de vanité, cet exercice idéal, dégagé de toute destination sociale, ne cesserait pas d’être profondément égoïste. » Et, finalement, de conclure par ces fortes paroles, qu’on ne saurait assez recommander à tous ceux qui sont infatués de leur désintéressement, y compris les théoriciens de l’art pour l’art : « J’aurai bientôt l’occasion d’indiquer comment le positivisme, encore plus sévère que le catholicisme, imprime nécessairement une flétrissure énergique sur un tel type métaphysique ou scientifique, dans lequel le vrai point de vue philosophique fait hautement reconnaître un coupable abus des facilités que la civilisation procure, pour une tout autre fin, à l’existence contemplative. »

Non, en vérité, quoi qu’en puisse dire le sec Littré, ce ne sont pas là les paroles d’un fou ni d’un malade, et elles n’impliquent pas davantage un retour d’Auguste Comte à ce « subjectivisme » qu’il avait tant attaqué. Mais, le « cœur » ou le « sentiment, »