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Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 9.djvu/923

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vie de déesse et de femme, au moment de la quitter, reflue tout entière à son cœur ; elle le remplit, et par torrens elle en déborde. Et, cette vie ayant été plus riche, mêlée à de plus nombreux et plus grandioses destins que celle même d’une Élisabeth ou d’une Yseult, l’hymne funèbre de Brunnhilde enveloppe, embrasse aussi de plus vastes souvenirs. Inégaux en dignité, en pureté, le trépas d’Yseult et celui d’Elisabeth ont ceci de commun, qu’ils consacrent et consomment une passion unique, toute-puissante, qui fit la matière ou l’essence d’un seul drame. Mais ici, lorsque le dernier de quatre drames va finir, que d’élémens, que de forces, et lesquelles, entrent en conflit, ou plutôt en conciliation, en harmonie suprême ! Thèmes des êtres et des choses, thèmes de l’humanité, de la nature et des dieux, du fond de l’horizon ils accourent innombrables. Il semble que le passé, tout le passé, vienne fondre sur cette âme de femme. Que dis-je ? il se fond en elle ; de taille à le contenir, elle a la force de le maîtriser, et ce n’est pas seulement d’un drame, c’est d’un monde, que Brunnhilde mourante est le centre ou le sommet.

Jusque dans l’épilogue instrumental du Crépuscule des Dieux, le principe du leitmotiv, ou en d’autres termes, plus larges, la puissance de la symphonie appliquée au drame agit et triomphe encore. Au thème heureux des filles du Rhin, chantant l’anneau reconquis par ses innocentes et légitimes gardiennes, se mêle le thème frémissant de l’amour, de cet amour dont Brunnhilde fut le modèle et la victime et qui va régner désormais sur le monde. Ainsi deux mélodies fondamentales, correspondant à deux idées primordiales aussi, résument et bouclent en quelque sorte l’œuvre poétique et musicale achevée. Les temps sont accomplis, et deux formes sonores nous le font comprendre avec la clarté, la précision d’un véritable langage. Mais ces formes ne sont pas seulement significatives : elles sont belles ; belles chacune isolément en tant que mélodies, belles aussi par l’harmonie qui naît de leur mélange ou de leur combinaison. En même temps donc, et non moins que la musique parle à notre esprit, elle chante pour notre âme, et, par les deux leitmotive opérant ensemble, la joie de comprendre et la joie de sentir nous sont également dispensées.

De telles joies n’ont pas de prix sans doute ; mais tout de même il faut les acheter chèrement et longtemps les attendre. Parmi les premiers auditeurs de l’Anneau du Nibelung, en 1876, plusieurs, et non des moindres, furent déjà de cet avis. Dans un livre d’enthousiasme, de révolte aussi, d’ironie même, où presque rien de tout cela, vingt-cinq ans ayant passé, ne serait à reprendre, M. Paul Lindau