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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/172

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Je levai le rideau de la fenêtre, je m’y établis et je restai les yeux fixés sur la rue. De la glace, de la neige. Pas un passant. Le factionnaire retiré et blotti dans sa guérite. Pas une lumière à aucune fenêtre de la caserne, pas le moindre bruit. Mon mari me demandait de l’autre chambre ce que je voyais. Je répondais : Rien du tout. Il ne hâtait pas beaucoup sa toilette, hésitait à sortir. Les quarts d’heure se succédaient et je m’ennuyais de ne rien voir. J’avais quelque envie de dormir. Enfin, j’entends un bruit bien faible encore, mais que je reconnais pour être celui d’une voiture. J’annonçai à grands cris cette grande nouvelle, mais avant que mon mari eût le temps d’accourir, la voiture avait passé ; un coupé à deux chevaux (dans ce temps tout le monde allait à quatre ou six chevaux à Pétersbourg) de très chétive apparence, mais deux officiers derrière en guise de laquais et à la lueur de la neige, je crus reconnaître M. Ouwaroff aide de camp général de l’Empereur. Cette circonstance était frappante. Mon mari n’hésita plus. Il se jeta dans son traîneau et se fit conduire au palais d’Hiver. »

C’est là tout ce que vit Mme de Liéven des dramatiques scènes qui précédèrent et suivirent le meurtre de Paul ler. Ce qu’elle en raconte ensuite, elle le sut le lendemain par sa belle-mère qui était au palais Michel, durant cette terrible nuit. Son récit ajoute peu à ce que l’on savait déjà ; il ne diffère que par de menus détails de celui que j’ai publié ailleurs[1]. Il n’y a donc pas lieu d’y faire de plus nombreux emprunts. Je n’en veux retenir que les quelques lignes où la narratrice, après avoir décrit l’allégresse qui, d’un bout à l’autre de la Russie, salua l’avènement d’Alexandre, successeur de Paul Ier, la justifie et l’explique. « Nous avons manqué d’historiens et de poètes pour redire cet enthousiasme, cet enivrement général. Quatre années de despotisme tombant parfois à la folie, souvent à la cruauté, venaient de trouver un terme. La catastrophe oubliée ou exaltée, il n’y avait pas de milieu. Le moment de la juger n’était pas venu encore. On s’était couché esclave opprimé ; on se réveillait libre et heureux. Cette pensée dominait toutes les autres. On était affamé de bonheur et on s’y livra avec la confiance de l’éternité. »

  1. Voir mon livre : Conspirateurs et Comédiennes.