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II

A la date où s’ouvre la correspondance qui va me servir de guide, — février 1802, — on ne semblait plus se rappeler en Russie les circonstances en lesquelles s’était accompli ce changement de règne. Salués, au lendemain de leur crime, comme des libérateurs, les meurtriers de Paul Ier avaient été maintenus d’abord dans leurs emplois. La veuve de Paul demandait en vain leur punition. Le sentiment public ne permettait pas à l’empereur Alexandre de les châtier. Mais, peu à peu, cédant aux sollicitations de sa mère comme à l’horreur qu’ils lui inspiraient, il commençait, sous divers prétextes, à les bannir. Pahlen lui-même, le plus puissant d’entre eux, après avoir poussé l’arrogance jusqu’à déclarer « que s’étant débarrassé du mari, il saurait bien se débarrasser de la femme[1], » avait payé de la disgrâce et de l’exil ses révoltantes bravades. Il venait d’être interné dans ses terres de Courlande, sous la défense absolue d’approcher jamais de Saint-Pétersbourg et de Moscou.

Son départ, l’éloignement de ses complices, effaçaient de sanglans souvenirs. Il n’y est jamais fait allusion dans les lettres qu’écrivait Dorothée de Liéven à son frère, même quand elle y parle du successeur de Paul Ier. Déjà populaire avant de monter sur le trône, le jeune empereur — il avait vingt-trois ans — était adoré. Partout où il paraissait, on l’acclamait. Ses sujets enveloppaient dans le même culte sa femme, l’impératrice Elisabeth « si belle et si charmante, pleine de la dignité la plus gracieuse » et que Mme de Liéven nous montre « vêtue d’une simple robe de mousseline blanche, la tête sans ornemens, rien que ses belles boucles blondes flottant sur son cou. Sa taille était fort belle et rien alors n’était comparable à l’élégance de son port, de sa démarche. L’Empereur aussi était beau. Il resplendissait de jeunesse et de cette sérénité qui formait le trait distinctif de sa physionomie et de son caractère. L’aspect de ce couple impérial était saisissant. On s’inclinait devant eux, on les entourait avec un amour qui tenait de la passion. »

Le changement de règne n’avait pas modifié la situation de la famille de Liéven. La mère demeurait à la cour, investie des

  1. Journal de Mme de Liéven.