Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/208

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

littérature espagnole tout entière, du roman picaresque, Lazarille de Tormes ou Gusman d’Alfarache, aussi bien que du drame de Calderon ou de Lope de Vega ; le point d’honneur en est tellement le principe dominant, déterminant et agissant ; on en voit partout des effets tellement inattendus, qui engendrent à leur tour de si beaux cas de conscience, de si sublimes dévouemens ou des crimes tellement odieux ; tout un peuple, et un grand peuple, depuis le plus fier de ses grands seigneurs jusqu’au dernier de ses picaros, en a si docilement subi les exigences les plus farouches, que, si le théâtre espagnol a dû frapper les imaginations étrangères par quelqu’un de ses caractères originaux, assurément c’est par celui-là. « Les auteurs de comédies, dit M. G. Huszär, ont fait jouer à l’honneur et à ses lois, singulièrement compliquées, un rôle immense. L’honneur remplaça le Destin, le Fatum des anciens. Les ressorts de l’intrigue de la plupart des pièces se trouvent dans l’honneur. Lope de Vega s’en servit souvent et avec bonheur. A cet égard, comme à beaucoup d’autres, ses successeurs n’ont fait que suivre ses traces. Mais Calderon surtout est le vrai poète de l’honneur, et c’est en s’appuyant sur ses œuvres, qu’un critique espagnol a fait dans une étude spéciale, (A. Rubio y Lluch, El sentimiento del honor en el teatro de Calderon, 1882, Barcelone] l’analyse de ce sentiment. » Contemporain de Calderon, qui vécut de 1600 à 1681, je ne crois pas que Corneille, né en 1606 et mort en 1684, ait pu lui faire beaucoup d’emprunts. Mais, qu’il se soit inspiré, comme l’auteur d’Hernani devait le faire à son tour, de « l’honneur castillan, » c’est, encore une fois, ce que nous reconnaissons volontiers. Ajoutons tout de suite qu’il en a profondément transformé la notion, comme aussi les effets ; et, si nous en avions ici la place, rien ne serait plus intéressant que de suivre et de caractériser d’œuvre en œuvre, depuis Le Cid, 1636, jusqu’à Rodogune, 1645, le progrès de la transformation.

On peut, je crois, le résumer d’un mot, en disant que, d’un mobile d’action tout égoïste ou personnel qu’il était dans le théâtre espagnol, Corneille a fait du « point d’honneur » un mobile d’action extérieur à ses personnages ; qui leur est donné ou plutôt imposé du dehors ; (c héroïque » plutôt que « chevaleresque ; » social au lieu d’individuel, et féroce quelquefois ou farouche, mais, dans sa férocité, général ou universel, et généreux, pour ainsi parler, de sa généralité même.