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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/209

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Je dois à ma maîtresse aussi bien qu’à mon père,


dit le Rodrigue de Corneille : le Rodrigue espagnol ne « devait » qu’à lui-même. Là est le vice ou l’exagération, là le sophisme du « point d’honneur. » Car, nous ne nous devons rien à nous-mêmes, et ceux de nos « devoirs, » que la rapidité du langage nous permet de considérer comme « personnels, » sont toujours relatifs à quelqu’un qui n’est pas nous. C’est ce que savait Corneille. Ce n’est pas à lui-même, Horace, que le héros de sa tragédie fait le sacrifice de ses liens de famille ou l’immolation de sa sœur, c’est « à la patrie. » Quand Auguste pardonne à Cinna, ce n’est pas à lui-même qu’il fait le sacrifice de sa vengeance, mais à l’État, ou du moins à l’idée générale et impersonnelle qu’ils se forment, Corneille et lui, de ce que doit être un maître du monde.


Je suis maître de moi comme de l’univers,
Je le suis, je veux l’être !


La transformation est-elle encore douteuse ? Auguste, Horace, Rodrigue ne voient-ils pas eux-mêmes très clair dans leur cœur ? Confondent-ils peut-être leur « devoir » avec leur « point d’honneur, » et leurs résolutions procèdent-elles autant de leur orgueil que de leur volonté ? Ou bien encore leur volonté n’est-elle pas assez détachée des motifs qui la déterminent ? Considérons donc, au lieu d’eux, Polyeucte ou Pauline, mais surtout César ou Cornélie, Rodogune ou Cléopâtre. L’évolution est ici accomplie. De la conception jalouse du « point d’honneur » s’est dégagée la conception cornélienne de la volonté. Ce qui est noble désormais, et vraiment « héroïque, » ce n’est plus de vivre conformément à un idéal plus ou moins arbitraire d’honneur ou de vaine gloire, mais conformément à soi-même. Ζῇν ὁμολογουμένως, disait l’antique stoïcisme, dont Corneille a puisé les leçons dans le théâtre de Sénèque et dans la Pharsale de Lucain. Vivre, c’est agir, et agir, c’est établir la domination d’une volonté forte et consciente de soi sur les volontés incertaines qui l’entourent, sur les passions qui en contrarient le développement, sur les obstacles qui l’empêchent de se réaliser.

Je m’étonne un peu que M. G. Huszär, qui a très bien vu que l’ « exaltation de l’honneur espagnol amena Corneille à glorifier la volonté, » n’ait pas mieux vu la différence profonde qu’il y a de l’un à l’autre principe. « Ses héros et ses héroïnes, nous