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ne varie guère, — « on ne meurt qu’une fois, » dit le proverbe, — mais à proportion de la hauteur d’où tombent les victimes, ce que Corneille a parfaitement vu, c’est que, la qualité des victimes faisant ainsi l’une des parties de l’émotion tragique, il ne s’en rencontrait nulle part de plus « qualifiées » qu’en histoire. — Et si enfin l’histoire, parce qu’elle est l’histoire, est en même temps « poésie, » n’y ayant pas de grand poète dont les regards ne soient d’eux-mêmes involontairement tournés vers le passé, ce que Corneille a parfaitement vu, c’est que l’emploi de l’histoire pouvait suppléer, lui tout seul, à tout ce que l’on sacrifierait de lyrisme, et de caprice, et de fantaisie, en réglant la notion de la tragédie.

On objectera, je le sais, que cet emploi de l’histoire dans le drame a ses dangers, et que Corneille lui-même ne les a pas toujours évités. La « tragédie politique » du XVIIIe siècle en est issue, qui est peut-être bien ce qu’aucune littérature dramatique ait jamais produit de moins « théâtral. » Il n’est pas prouvé non plus, je le veux bien, que pour être historiques, des aventures comme celles de Pertharite, roi des Lombards, ou de Surena, général des Parthes en soient véritablement plus « tragiques » ni surtout plus intéressantes. On peut même douter qu’elles soient « arrivées, » et, au fait, qu’y a-t-il d’historique, de vraiment authentique, dans Rodogune elle-même ou dans Héraclius ? Les Dumas et les Hugo, de nos jours, se sont à peine donné avec l’histoire plus de libertés que Corneille. Il est vrai qu’en revanche, et tout en en faisant moins de bruit, Corneille ne s’est pas plus qu’eux soucié de la « couleur locale. » Il a bien pu reprocher à Racine que ses Turcs n’en étaient point : je ne crois pas qu’il ait cru sincèrement que ses Bithyniens, ceux de Nicomède, ou ses Syriens, ceux de Rodogune, eussent rien de très asiatique. Mais tout cela n’empêche pas qu’il ait découvert, dans l’alliance de l’histoire et du drame, des ressources dramatiques nouvelles ; que Rodogune elle-même, que Pompée, que Polyeucte, que Cinna, qu’Horace soient des chefs-d’œuvre de cet art nouveau ; qu’on n’en ait pas vu d’essais, depuis lui, qui ne fussent très au-dessous des modèles qu’il en a donnés ; — et si ce n’est pas ici de l’invention, je voudrais bien savoir ce que nous appellerons désormais de ce nom ?

À cette conception de la tragédie se rattachent tout naturellement quelques traits où M. G. Huszär a cru reconnaître encore