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sauteuse d’une sauterelle morte, dut exercer une traction soixante et une fois plus grande que le poids de l’animal. C’est assez dire que la brisure du membre ne se produit pas à la moindre tentative quelconque, mais seulement sous l’action d’un effort musculaire approprié, dirigé et exercé d’une manière convenable.

Le second sujet d’étonnement résulte de l’innocuité de l’amputation. Il n’y a pour ainsi dire pas d’hémorragie. Or la section pratiquée par un opérateur, au moyen d’un instrument tranchant, serait suivie d’un écoulement de sang considérable dans le cas du lézard, intarissable et mortel dans le cas du homard.

L’une et l’autre particularité ont reçu une explication parfaitement satisfaisante. Nous y reviendrons, dans un moment. La seconde nous éclaire immédiatement sur la signification biologique de cette catégorie de phénomènes. Il n’était pas douteux que ce fussent des actes de défense : il restait à en apprécier le caractère. Nous en avons maintenant le moyen. Les naturalistes, et tout d’abord M. Giard qui est l’un des mieux qualifiés, ont rangé l’amputation spontanée dans la catégorie des actes de défense évasive, c’est-à-dire ayant pour but ou résultat de permettre à l’animal d’échapper à ses ennemis carnassiers. Tel est, en effet, le bénéfice évident de l’opération.

On peut tenter d’expliquer la manière dont s’est formé et perfectionné ce mécanisme remarquable. Et c’est ce qu’a fait L. Frédericq en suivant la formule habituelle de la théorie de l’évolution.

Les premiers crustacés chez qui s’est produite l’autotomie, se sont sans doute débattus tant et si bien qu’ils ont rompu en quelque point le membre captif. Ils se sont comportés comme les oiseaux sauvages qui, appréhendés par la queue, s’échappent, abandonnant une touffe de plumes à l’étreinte ennemie, ou comme le Lérot dont parle Frenzel, cette sorte de petit loir, ravageur de nos espaliers, qui possède une queue très fournie dont la peau se déchire facilement et reste dans la main qui l’a saisie. Ainsi fait encore le homard lorsque l’on vient à le prendre par une patte autre que celle qui est armée de pinces et passible d’amputation spontanée. Il se livre à des mouvemens furieux et désordonnés, incontestablement volontaires, qui ont souvent pour résultat d’amener la rupture de la patte au point de moindre résistance, c’est-à-dire au niveau de la membrane qui sépare le deuxième article du troisième. — Mais, au cours des temps le procédé de réaction violente et générale du crustacé a pu se régulariser et se perfectionner progressivement de génération en génération : les contractions musculaires se sont concentrées sur un point de la patte