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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/256

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grains de riz qu’on pourrait leur jeter, et puis vient l’heure pour eux de se coucher n’importe où, le front à même le pavé, pour mourir...


En ce moment, il s’agit de décharger sur un trottoir, devant des greniers sans doute trop remplis, une centaine de sacs de grains que des chameaux apportent, et il faut pour cela déranger trois petits enfans-squelettes, de cinq à dix ans, tout nus, qui reposaient ensemble à la place choisie.

— Ce sont trois frères, explique une voisine ; les parens qui les avaient amenés sont morts (de faim, c’est sous-entendu) ; alors ils sont là, ils restent là, ils n’ont plus personne.

Et elle paraît le trouver tout naturel, cette créature, qui pourtant n’a pas l’air d’une méchante femme !... Mon Dieu, qu’est-ce donc que ce peuple ? Et comment sont faites les âmes de ces gens, qui pour rien au monde ne tueraient un oiseau, mais qui ne se révoltent pas de ce qu’on laisse devant leur porte mourir les petits enfans.

Le plus petit des trois paraît le plus près de finir. Il est sans mouvement, il n’a plus la force de chasser les mouches collées au bord de ses paupières closes ; on dirait que son ventre a été vidé comme celui d’une bête à faire cuire ; et les os de son frêle bassin ont percé la peau, à force de traîner sur les pavés de la rue.

Allons, il faut déménager, pour laisser la place à ces sacs de grains que l’on apporte. Le plus grand se relève, prend tendrement à son cou le pauvre tout petit, emmène par la main le second qui peut marcher encore, et ils s’en vont, en silence.

Cependant les yeux du tout petit se sont un instant rouverts. Oh ! ce regard d’innocent martyr ! Tout ce qu’il exprime d’angoisse, de reproche, d’étonnement d’être si malheureux, si abandonné et de tant souffrir :... Mais ils se referment vite, les yeux mourans ; les mouches reviennent s’y coller, et la pauvre petite tête retombe sur l’épaule maigre de l’aîné qui l’emporte.

Un peu chancelant, mais sans une larme, sans un murmure, adorable de résignation et de dignité enfantine, il emmène ses frères, ce petit aîné qui se sent chef de famille. Puis, après avoir regardé s’il est assez loin pour ne plus gêner personne, il les recouche avec des précautions infinies, la tête sur les pierres, et s’étend aussi près d’eux.