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marchands de tapis, de soieries, de fruits, de galettes et de graines ; on n’aperçoit nulle part ces horreurs cadavériques, toujours étalées chez nous, — poissons fétides, entrailles ou lambeaux de chair, — puisque le peuple de Brahma ne mange d’aucune chose ayant vécu ; et ce qui se vend surtout, ce sont les roses roses, sans tige, apportées en monceaux, pour servir à composer des essences, ou simplement à faire des colliers.

Des portiques très blancs, surmontés de miradors en grès ajouré, donnent accès dans l’immense quartier royal : ce sont des palais, tout neigeux de blancheur et entourés de parterres de roses blanches, parmi de grands arbres languissans qui gardent en avril leurs teintes d’arrière-automne ; ce sont des parcs solitaires, qui se dessèchent de jour en jour, sans que le roi ait le pouvoir de l’empêcher ; ce sont des petits lacs, aujourd’hui taris, avec, sur les bords, des kiosques merveilleusement ciselés, où la cour venait prendre le frais, au temps où il y avait de la pluie, de l’eau et des feuillées épaisses.

Dans les allées quasi automnales où, à force de soins, les roses de bordure fleurissent encore, des paons se promènent, et des singes plaintifs, qui ont l’air de s’inquiéter de toute cette soif de la terre, de toute cette détresse envahissante.

Le roi de Gwalior, en ce moment, s’est retiré sur la cime des rochers voisins, pour essayer d’échapper à la fièvre qui le ronge. Je suis cependant autorisé de sa part à entrer, et les portes s’ouvrent.

Des salles meublées à l’européenne ; des dorures, des brocarts, des lustres de Baccarat : on se croirait au Palais-Bourbon ou à l’Elysée. Mais, au milieu de ce luxe banal des appartemens, on sent quand même l’Inde, qui est là derrière les murs tendus de soie ; on sent la mélancolie de ces parcs, effeuillés au printemps, et l’angoisse de ce pays qui souffre. Quant au jeune seigneur, qui m’a introduit là et qui me guide avec une grâce élégante, c’est un personnage de féerie, vêtu de blanc et coiffé d’un chaperon de soie rose : aux oreilles, des perles, et deux rangs de grosses émeraudes en collier. Comme visage, il rappelle ces princes invraisemblablement jolis, que représentaient les vieilles miniatures indiennes ou persanes : des yeux déjà trop grands, allongés par des fards, un nez trop fin, une trop soyeuse moustache noire, et trop de sang vermeil aux joues, formant tache rosée sous l’ambre transparent de la peau.