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le chevrier de la veille, si sauvage qu’il fût, n’en demeurait pas moins un homme pensant, et mon tête-à-tête avec Çiva était troublé par sa présence.

Au dedans, c’est bien le silence que j’avais prévu, mais j’attendais plus de lumière sous les voûtes ; il fait très sombre, malgré ce soleil levant dont la grande plaine rousse est déjà tout incendiée ; un peu de fraîcheur nocturne reste, comme emprisonnée sous les granits lourds ; et, dans le fond du plus secret sanctuaire, aux parois ternies depuis des siècles par les torches fumeuses, une éternelle obscurité entoure la dernière, la plus sarcastique expression du dieu de l’engendrement et de la mort, qui est le caillou noir, cyniquement taillé en Lingam...


V. — LA CHANSON DE LA FAMINE

Ce sont des petits enfans surtout, ce sont de pauvres petits squelettes, aux grands yeux étonnés de tant souffrir, qui la chantent ou qui la hurlent, cette chanson, à l’entrée des villages, aux carrefours des routes, en tenant à deux mains leur ventre affreusement creusé, dont la peau s’est plissée comme celle d’une outre vide.

Pour l’entendre dans toute sa violence, cette chanson-là, il faut faire encore, depuis les grottes du dieu destructeur, environ cent lieues vers le Nord-Ouest, vers le pays Radjpoute, où les hommes eu ce moment tombent par milliers, faute d’un peu de riz qu’on ne leur envoie pas.

Dans cette région, les forêts sont mortes, la jungle est morte, tout est mort.

Les pluies de printemps, que la mer d’Arabie envoyait jadis, font défaut depuis quelques années, ou bien changent de route, vont se répandre, inutiles, sur le Beloutchistan désert. Et les torrens n’ont plus d’eau ; les rivières tarissent, les arbres ne peuvent plus reverdir.


C’est par la route peu suivie de Rutlam et d’Indore, que je me rends au pays de la faim, et c’est en chemin de fer, car on sait que l’Inde en est maintenant sillonnée. Le train s’en va, presque vide, et les rares voyageurs sont tous Indiens.

Sous mes yeux, pendant des heures, les forêts passent ; elles n’ont plus de palmiers, mais des arbres qui ressemblent aux