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nôtres ; on les prendrait pour les forêts de chez nous, si elles n’étaient si grandes, avec des horizons si sauvages. Des ramures délicates, des ramures grises. Et la teinte générale est celle de nos feuillées de chêne en décembre ; l’ancienne Gaule, à l’arrière automne, devait avoir de tels aspects ; or, nous sommes dans l’Inde, en avril ; et cette chaleur de printemps tropical déroute l’esprit, cette chaleur de fournaise sur ces paysages d’hiver ; rien cependant, au cours de cette première journée de voyage, ne révèle encore la pressante détresse humaine ; mais on a le sentiment de quelque chose d’anormal, d’une désolation sans recours, d’une espèce d’agonie de la planète usée.

L’Inde, aïeule de notre Europe, est, il va sans dire, un pays de ruines. Un peu partout apparaissent les immenses fantômes des villes qui moururent dans les temps, il y a des siècles et des millénaires ; des villes dont le nom est oublié, mais qui furent des villes géantes, superbement perchées sur des montagnes et dominant des abîmes. Remparts de deux lieues de long, palais et temples, aujourd’hui abandonnés aux singes et aux serpens cobras... Auprès de tels débris, combien sembleraient mesquins nos donjons, nos manoirs, tous les restes de notre moyen âge féodal !

Ruines et forêts, couleur d’ocre ou de sienne brûlée, se succèdent le long de ma route, baignant jusqu’au soir dans la même incandescence de l’air. Et, sur la végétation détruite, sur les ossemens des vieilles cités de légende, lardent soleil se couche, terni de poussière, tristement rose, d’une hivernale pâleur.


Le lendemain on s’éveille dans la jungle infinie.

Et au premier village où l’on s’arrête, sitôt que s’apaise le bruit des roues, leur fracas de ferraille, une clameur monte, une clameur très spéciale, qui tout de suite vous glace, même avant qu’on ait bien compris : c’est l’horrible chanson qui commence, et qui ne vous quittera plus. On est entré dans le pays de la faim. Il n’y a guère que des voix enfantines, et cela ressemblerait presque au tumulte d’une école en récréation, mais avec on ne sait quoi d’éraillé, d’épuisé, de glapissant, qui fait mal à entendre...

Oh ! les pauvres petits êtres, se pressant là contre la barrière, et tendant vers nous leurs mains desséchées, au bout des os qui