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on ne se déciderait à manger de sa chair. Alors, qui donc achèterait une peau qui sent la pourriture et qui attire un essaim de mouches ?

J’ai jeté maintenant tout ce que j’avais de pièces sur moi... Mon Dieu, on ne repartira donc pas :... Oh ! le désespoir d’un tout petit, de trois ou quatre ans, auquel un autre, un peu plus grand que lui, vient d’arracher l’aumône qu’il serrait dans sa main crispée :...

Le train enfin s’ébranle, et la clameur s’éloigne. Nous voici lancés à nouveau dans la jungle silencieuse.

La jungle est morte, la jungle qui, au printemps, devrait fourmiller de vie ; les graminées, les broussailles n’y reverdissent plus ; l’avril n’a plus le pouvoir d’y réveiller les essences languissantes ; elle affecte, comme la forêt, un aspect d’hiver sous le soleil torride. On y voit errer des gazelles, maigres, effarées, qui ne trouvent plus d’herbe, qui ne savent où aller boire. Et de loin en loin, sur le tronc de quelque arbre sec, un jeune rameau, une branchette isolée a pris tout ce qui restait de sève, pour donner encore deux ou trois feuilles tendres, ou bien une grande fleur rouge mélancoliquement épanouie au milieu de la désolation.

A chaque village où l’on s’arrête, les affamés sont là, vous guettant à la barrière. Leur chanson que l’on redoute d’entendre, et qui est toujours pareille, en fausset déchirant, sur les mêmes notes, s’élève dès qu’on approche ; et puis elle s’enfle, et vous poursuit en s’exaltant de désespoir, quand on s’éloigne à nouveau dans les solitudes brûlées.


VI. — BRAHMINES DU TEMPLE D’ODEYPOURE

A cent cinquante lieues à peu près au delà des épouvantables grottes, — dans la direction du Nord-Ouest, qui est celle de la sécheresse croissante, — la ville blanche d’Odeypoure, au pays de Meswar, est encore une étape délicieuse, sur cette route de la grande famine, que j’ai commencé de suivre.

Quand on arrive, on aperçoit de très loin les blancheurs de cet amas de palais et de temples, se détachant sur le fond des hautes montagnes dentelées, couvertes de forêts, qui l’entourent et l’enferment de toutes parts. Malgré la teinte feuille morte, qui a remplacé ici le vert des ramures, depuis qu’il ne pleut