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plus, malgré toujours cette anormale tristesse d’une terre qui se dépouille et jaunit, au printemps, la ville, quand on y regarde à distance, conserve un air heureux et privilégié, dans ces arbres, au pied de ces pentes boisées, qui lui font comme un nid de tranquillité et de mystère.

Mais, de près, combien la détresse déjà s’indique ! Dans l’avenue bordée d’arbres morts qui conduit aux portes, de lugubres mendians se promènent, de ces êtres comme on n’en avait vu nulle part et dont la vie persistante n’est plus vraisemblable : des momies, des ossemens desséchés qui marchent, et à qui des yeux restent au fond des orbites, et une voix, au fond de la gorge, pour demander l’aumône. Ils sont les débris de la population des champs ; ils se traînent vers la ville, ayant ouï dire que l’on y mangeait encore. Mais souvent aussi, en chemin, ils s’affaissent ; on en voit çà et là de gisans, sur l’épaisse poussière qui tout de suite enveloppe leur agonie et donne à leur nudité la couleur des squelettes.

Le long de cette avenue, des enclos mélancoliques et sans fin appartiennent au Maharajah d’Odeypoure : par-dessus les murs d’enceinte, on voit monter des mausolées, des ruines de temples, des kiosques en pierre et en marbre, des édifices à coupoles ayant servi à la crémation de princes défunts, et de grands arbres effeuillés, mourans, sur les branches desquels sont assis des singes.

Aux portes enfin, aux portes des remparts, qui sont hautes et blanches, et que gardent des Indiens le sabre nu, la sinistre marée envahissante des meurt-de-faim est arrêtée comme un flot par une écluse ; ils restent là entassés et la main tendue, — non point qu’on leur interdise de passer, mais, dans tous les pays du monde, les entrées de ville sont un lieu d’élection pour ceux qui mendient.

Odeypoure, fondée il y a trois siècles (après la destruction de Chitore[1], l’ancienne capitale de Meswar, dont les ruines gisent à quelques lieues dans l’Est), a déjà pris un air de vétusté extrême, sous son épais linceul de chaux. Elle renferme quantité de temples brahmaniques, à colonnes blanches, à pyramides blanches, dont le plus grand et le plus vénéré appartient au dieu Chri-Jannath-Raijie. Très blancs aussi, sur un rocher, les

  1. Chitore, bâtie en 728 ; mise à sac en 1303 par Allaudin, en 1533 par Bahadur, shah de Guzerat, et complètement détruite en 1568 par Akbar.