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collet jaune de tirailleur fédéré, uniforme qui évoquait dans l’esprit des gens bien pensans des visions de visites domiciliaires, de pillage et de massacre. Les quais, les grands boulevards, la rue Saint-Honoré, le Palais-Royal, la place Vendôme, les Champs-Elysées étaient sans cesse troublés par les cris et les chants de ces colonnes qui convergeaient toutes vers l’Elysée. Sur les cinq heures, le bruit se répandit dans la foule que les Chambres avaient accepté l’abdication. Cette nouvelle, faite pour réjouir les pacifiques, qui étaient nombreux, fut accueillie par la plèbe avec une sorte de fureur. On entendait dans les groupes : « Non, non ! pas d’abdication ! c’est une trahison. Vive l’Empereur ou la mort ! » Il y eut des rixes, car tout individu qu’un mot équivoque ou même un sourire pouvait faire soupçonner de sentimens royalistes était insulté, maltraité. Sur plusieurs points, les patrouilles de la garde nationale durent intervenir. Place Vendôme, deux à trois cents personnes s’agenouillèrent devant la colonne en jurant de mourir pour Napoléon.

Le peuple ne pouvait se résigner à l’humiliation d’une défaite sans tentative de revanche. Il pensait que cette défaite était un grand malheur, mais qu’avec de l’énergie et du courage « on sauverait la France comme en 93. » Eclairé par un instinct supérieur qui souvent supplée chez lui au raisonnement, il croyait que seul Napoléon était capable d’organiser et de grouper les derniers élémens de résistance et de s’en servir pour la victoire ; il sentait que les Chambres, en s’imaginant arrêter par l’abdication la marche des alliés, étaient dupes d’illusions imbéciles ; il prévoyait que cette abdication, qui décapitait la défense, aurait pour inévitables résultats l’occupation étrangère et le retour des Bourbons.

Dans la bourgeoisie, on croyait aussi à une nouvelle invasion bientôt suivie d’une seconde restauration. Mais, là, on acceptait généralement, sans aucune révolte, ces conséquences de l’abdication. Les bonapartistes étaient abattus, atterrés ; tout ressort semblait brisé en eux. Les royalistes attendaient leur roi. Tout en déplorant la victoire des alliés, les libéraux se réjouissaient de la chute de Napoléon ; ils le regardaient comme le plus redoutable ennemi de la liberté ; avec Louis XVIII, elle serait moins en péril. Quant à la masse des gens sans opinion décidée qui jugent des événemens par rapport à leurs intérêts, la conviction d’une paix prochaine et l’espoir d’une prompte reprise