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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/433

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(ici, il n’y a pas de compagnies d’assurances, et encore moins de pompiers). Quant à la demeure de Karakine, il n’y a plus rien dedans, depuis le pillage et les massacres.

Mais on vient dire que la populace injurie la famille de l’ingénieur et la menace. Je m’habille à mon tour, vais à la maison et, prenant par la main les femmes, je les emmène chez moi, où je leur donne des matelas dans la salle à manger. Quantité d’autres musulmans et d’Arméniens nous envahissent, j’ignore pourquoi. J’ai allumé du feu, fait du thé, et je suis là au milieu de cette cohue, quand la porte s’ouvre et Lucie, scandalisée, apparaît : Mais, madame, me fait-elle sévèrement, si ça continue, on va réveiller monsieur Jean ! » Maurice, qui rentre pour voir comme je me tire d’affaire, lui répond : « Ah ! par exemple, le sommeil de monsieur Jean, ce que je m’en moque ! »

Il vient mettre un paletot, car, dehors, il gèle ferme, — 15°. Il paraît qu’on manque d’eau, la rivière est gelée, et pas un Arménien ne veut sacrifier sa provision. Alors mon mari fait défoncer notre fontaine, et, pour que les cawas puissent, sans déchoir, porter de l’eau, il se charge lui-même d’un seau. Il revient encore. Je le supplie de rester, car il tousse affreusement, mais un gamin entre et dit que, dès que M. le consul a été parti, la foule a excité le feu. Maurice repart. Panayoti et Mehemet ne le quittent pas, car, paraît-il, il y a des Turcs furieux (d’avoir manqué leur coup par sa faute) qui veulent le tuer.

Maurice revient trois fois pour se dégeler, et chaque fois le feu reprend de plus belle là-bas.

Voilà maintenant que le vent porte en grand les étincelles de notre côté. Maurice m’ordonne de tout préparer pour la fuite. Je cours en haut faire des paquets. Lui, retourne au feu.

Enfin, à six heures et demie, au petit jour, l’incendie est enrayé, mais la maison de l’ingénieur est complètement brûlée. Mon mari a constaté que, la veille, on en avait enlevé tous les meubles de la baraque turque. Donc, c’était un coup monté.

Le vali est venu remercier mon mari et nous féliciter...

L’ennuyeux, ce sont les femmes de l’ingénieur. Vainement Karakine leur offre sa maison comme asile, elles répondent nonchalamment : « Nous sommes mieux ici. »

Tout de même, le lendemain, il les met à la porte. Maintenant il va falloir aérer, et longtemps, car c’est tenace, cette odeur de gens brouillés avec l’eau.