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nombre et l’importance des essayistes à l’ancienne manière diminuent très sensiblement, dans la littérature anglaise contemporaine ; et il n’a pas fallu moins que la haute situation littéraire et le très grand talent de sir Leslie Stephen pour assurer le succès de deux volumes où se laisse apercevoir, avec une évidence malheureusement indubitable, ce que le vieux genre national de l’essai a toujours eu d’artificiel et d’insuffisant.

Mais si je ne vois point, par exemple, commentée pourrais rendre compte ici des essais de M. Stephen sur Milton, sur Godwin, sur Robert Southey, faute de connaître d’avance moi-même, aussi pleinement que ce serait nécessaire, l’œuvre de ces divers écrivains, il y a en revanche, dans les Etudes d’un Biographe, deux morceaux d’un caractère plus général, et qui, sans compter l’échantillon qu’ils nous offrent de la méthode critique d’un des écrivains anglais les plus remarquables d’à présent, ont encore de la loi nous intéresser par leurs sujets mêmes. L’un de ces morceaux traite de la Littérature cosmopolite au XVIIIe siècle ; l’autre, que je vais résumer d’abord est une longue étude où sir Leslie Stephen s’efforce de deviner ce qu’ont bien pu être le caractère et les sentimens intimes de William Shakspeare.


M. Stephen commence par écarter sans discussion les hypothèses fantaisistes de M. Georges Brandès, qui naguère s’était piqué de reconstituer une biographie complète du poète d’Othello[1]. Mais il n’admet pas non plus absolument l’avis du dernier biographe anglais de Shakspeare, M. Lee, suivant qui l’homme qu’était Shakspeare nous est et nous sera à jamais inconnu. Sir Leslie Stephen affirme qu’une étude attentive de l’œuvre du poète, sans pouvoir nous rien apprendre des faits matériels de sa vie, peut cependant nous fournir une certaine idée de sa personne morale, de même que le Paradis perdu révèle à qui sait le lire l’âme de Milton, ou de même que l’Origine des Espèces, avec ses longueurs et ses tâtonnemens, nous permet de pénétrer dans l’intimité de Charles Darwin. Sans doute Shakspeare, en sa qualité d’auteur dramatique, ne saurait être considéré comme éprouvant pour son propre compte les sentimens qu’il exprime par la bouche de ses personnages. « Et cependant, ajoute M. Stephen, les auteurs dramatiques ne laissent pas, eux aussi, de nous révéler leur âme propre à travers leurs œuvres. Les drames de Ben Jonson, par exemple, nous font connaître ce poète presque aussi complètement que nous connaissons,

  1. Voyez la Revue du 15 mai 1898.