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L’auteur de Jules César était ce qu’on pourrait appeler « un aristocrate intellectuel. » Il méprisait la foule, détestait les démagogues, et rêvait un idéal social où l’intelligence devait régner sur le monde, mais affinée, sublimée, et s’identifiant avec la bonté.

Telles sont, résumées en quelques lignes, les principales conclusions biographiques que tire M. Stephen de l’œuvre de Shakspeare. On ne peut se défendre de songer qu’elles sont bien maigres, et ne nous fournissent encore qu’une image bien incomplète : du moins l’éminent critique anglais nous affirme qu’elles sont certaines. Mais le sont-elles vraiment ? Est-il vraiment possible de déduire de l’œuvre d’un auteur dramatique ou d’un romancier une image certaine du caractère personnel de cet écrivain ? Sir Leslie Stephen nous cite bien, à l’appui de sa thèse, l’exemple du dramaturge Ben Jonson, dont le caractère, d’après lui, se révèle à nous tout entier dans son œuvre ; mais est-ce que la supériorité de Shakspeare sur Ben Jonson ne tient pas surtout, précisément, à ce que l’auteur d’Hamlet sait animer ses personnages d’une vie plus « objective, » plus détachée de sa vie propre, que son célèbre confrère et ami ? N’est-ce point cette merveilleuse « objectivité » de l’œuvre de Shakspeare qui, aujourd’hui encore, et dans le monde entier, fait de lui le plus grand de tous les « créateurs ? » Et ne peut-on pas supposer, dans ces conditions, que son génie de créateur ait été assez fort pour se dégager tout à fait des idées et des sentimens de l’homme privé ? Si, de la même façon, nous essayions de nous représenter la personne de Balzac sans rien connaître de lui que ses romans, peut-être le portrait ainsi obtenu ne différerait-il pas absolument de ce que nous apprend par ailleurs la biographie de Balzac : mais, certes, il s’en éloignerait sur beaucoup de points. Et sir Leslie Stephen nous rappelle lui-même, dans un autre de ses essais, un amusant épisode qui n’est pas fait davantage pour nous rassurer sur la valeur des indications biographiques tirées des œuvres d’art. Un critique anglais des plus renommés, rendant compte naguère d’un livre de Robert Louis Stevenson, avait cru découvrir, sous ce livre, un homme trop bien portant, trop ignorant de la souffrance physique comme des peines morales, et « dont toute la philosophie s’écroulerait à son premier rhumatisme. » Or Stevenson, comme on sait, n’avait jamais cessé d’être malade, depuis son enfance ; et les peines morales, pas plus que les souffrances physiques, ne lui avaient été épargnées. Son optimisme n’était pas la conséquence directe d’un excès de santé, mais plutôt une sorte de réaction volontaire contre l’excès opposé. Qui nous prouve que Shakspeare, lui aussi, dont le