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Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/468

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génie était infiniment plus robuste et plus varié que celui de Stevenson, n’ait pas réussi à se constituer, en tant que poète, quelque chose comme une âme nouvelle, spécialement réservée pour sa création poétique, et toute différente de l’âme que la nature avait mise en lui ?

Non, si soigneusement qu’on étudie l’œuvre de Shakspeare, jamais sans doute son œuvre ne nous révélera l’homme qu’il a été. La véritable personne de Shakspeare risque fort de nous rester à jamais inconnue. Et peut-être, en somme, le malheur n’est-il pas très grand ? C’est à coup sûr une curiosité très naturelle, et très légitime, qui nous pousse à vouloir pénétrer dans l’intimité des hommes que nous admirons ; mais je crois bien que cette curiosité s’affaiblit à mesure que notre admiration devient plus profonde. Un moment vient où les belles œuvres suffisent par elles-mêmes à nous occuper tout entiers, de telle façon que nous nous résignons le mieux du monde à ignorer la figure, les habitudes, la vie privée de leurs auteurs. Encore y a-t-il des auteurs qui, par des demi-confidences, semblent nous inviter à nous rapprocher d’eux : nous sommes involontairement tentés de chercher à nous renseigner sur un Musset, un Rembrandt, ou un Beethoven. Mais Shakspeare, toute sa vie, paraît au contraire avoir voulu s’effacer derrière ses personnages ; il a offert à notre curiosité des centaines d’êtres vivans que nous pouvons, grâce à lui, connaître d’infiniment plus près que s’ils faisaient partie de notre réalité ordinaire : pourquoi nous désolerions-nous de ne pas pouvoir connaître encore, après les Juliette et les Desdémone, après les Jules César et les Prospero, un petit bourgeois anglais de Stratford-sur-Avon, pratiquant de son mieux, dans un théâtre de Londres, son double métier d’acteur et de faiseur de pièces ?

Et d’ailleurs, si l’œuvre de Shakspeare ne nous apprend rien de ce Shakspeare-là, elle ne laisse cependant pas d’être suffisamment instructive pour ceux qui, non contens d’en admirer la beauté, s’obstinent à vouloir qu’elle leur parle de son auteur. « Les critiques qui se sont occupés de Shakspeare dans ces derniers temps, nous dit M. Stephen, nous ont rendu tout au moins un très grand service : ils ont établi approximativement l’ordre de ses ouvrages. Et le fait est que les pièces de Shakspeare, quand nous les considérons dans leur ordre chronologique, nous montrent un développement intellectuel dont je ne crois pas qu’on puisse ailleurs trouver l’équivalent. Je ne connais pas un seul grand écrivain qui nous laisse apercevoir plus clairement le progrès, ni les transformations successives, de sa faculté poétique.