Page:Revue des Deux Mondes - 1903 - tome 13.djvu/472

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

comme Rousseau, introduire dans la société un changement radical, ni convertir en une religion nouvelle le principe même de la révolution. »

L’influence exercée par Richardson sur Rousseau a été surtout d’après sir Leslie Stephen, d’ordre littéraire. L’auteur de la Nouvelle Héloïse n’était redevable à l’auteur de Clarisse Harlowe ni de ses sentimens, ni de sa philosophie : mais il a appris de lui à « affirmer hardiment son indifférence de plébéien à l’égard de canons artistiques admis, en France comme en Angleterre, par l’élite du public et des hommes de lettres. » De même que Richardson, et après lui, Rousseau a entrepris d’en finir avec les vieilles conventions classiques ; et leur succès leur est venu, à tous deux, « de leur franchise à exprimer des sentimens naturels, de leur hardiesse à décrire, dans des milieux bourgeois, de simples et familières émotions humaines. » C’est à ce point de vue que Richardson peut être considéré, avec Defoe, comme l’inspirateur de Jean-Jacques Rousseau.

Quant au « sentimentalisme » de la seconde moitié du XVIIIe siècle, sir Leslie Stephen le tient pour un produit vraiment « cosmopolite, » c’est-à-dire commun à toute l’Europe d’alors, et résultant de conditions philosophiques et sociales également communes à l’Europe entière. « Rousseau, avec sa très vive sensibilité aux grandes impulsions de son temps, se vit naturellement amené à chercher une forme nouvelle qui pût convenir pour les exprimer ; et c’est ainsi que, ayant à écrire un roman, il imita le romancier qui, en Angleterre, avait déjà fait un pas dans la même direction. Mais on se tromperait à croire qu’il se soit approprié ce qu’il y avait d’anglais chez Richardson : il n’y prit que ce qui s’y trouvait de cosmopolite. Ou si, peut-être, il emprunta du même coup un ou deux élémens propres à l’esprit anglais, ceux-là n’eurent dans son pays aucune influence, et, chez ses successeurs, ne tardèrent pas à être remplacés par les traits caractéristiques de l’esprit français. Ce que l’Angleterre lui enseigna, c’est qu’il pouvait oser une expression plus directe et plus libre de ses propres sentimens. Et son exemple nous montre comment, au point de vue littéraire, une nation est capable d’en stimuler une autre : mais il nous prouve aussi que les qualités vraiment spécifiques d’une nation ne se laissent jamais transplanter dans une autre. »


Cette conclusion de l’intéressante étude de M. Stephen confirme pleinement ce que nous disait l’autre jour M. Brunetière de l’existence d’une « littérature européenne, » indépendante de toute action directe